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L’APPEL AU SOLDAT

inscrire ces quelques mots : « Georges, 29 avril 1837 – 30 septembre 1891. Ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi ? »

Et le sinistre papier s’achève par la même affirmation de pleine conscience : « Fait et écrit en entier de ma main, à Bruxelles… le 29 septembre 1891, veille de ma mort. »

Le Général porta ces deux documents chez maître Lecocq, notaire, rue d’Arlon. Il se rendit au cimetière et déposa son bouquet de roses et de reines-marguerites blanches. Il était si fort né avec le désir de plaire qu’il félicita le gardien d’avoir planté un petit sapin dans le sable jaune. Il dit en souriant :

— Dans une année il donnera de l’ombre.

Comme il arrive aux gens braves, s’étant accordé la solution où il penchait, il s’apaisait. Il voyait le bout de sa souffrance. On ne possède aucun détail sur sa dernière nuit. Au matin, le 30 septembre, il commanda la voiture pour aller au cimetière, contre son habitude, avant le déjeuner. Il plaça bien en vue sur son bureau les reçus liasses de ses dépenses à Bruxelles, puis une lettre : « Chère mère, je pars pour un voyage de quelques jours. Ne sois pas inquiète. Je serai bien » ; enfin une liste de douze personnes à qui il priait M. Mouton de télégraphier uniformément : « C’est fini. Venez tout de suite. » L’écriture est tracée d’une main qui ne faiblira pas.

Un condamné à mort claque des dents, se fond en sueur, invoque éperdument la vie, mais lui, derrière les vitres de son coupé, regarde sans intérêt les rues Montoyer, d’Arlon, du Parnasse, Caroly, de Dublin, de la Paix, la chaussée d’Ixelles, l’avenue des Éperons d’or et la chaussée de Boendael.