Page:Barrès - La Colline inspirée, 1913.djvu/360

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rentré chez soi, et maintenant plus personne, la rue est tout aux Prussiens. Leur flot sans trêve, cet immense silence, cet ordre puissant, cette force rythmée inspirent de sinistres pensées. Des fifres précèdent les longues files sombres de l’infanterie, où les pointes des baïonnettes étincellent. Les longues et lourdes pièces noires de l’artillerie aux caissons bleu-de-ciel roulent sur le pavé avec un bruit tragique. Nul cri, nul désordre dans ces troupes en marche : elle respirent l’abondance, et la petite ville, derrière ses persiennes, songe, le cœur serré, aux Français du corps de Failly ou de Mac-Mahon, qui ont passé l’avant-veille, toutes les armes mêlées, troupeau épuisé, démuni de tout, au point que les quincailliers ont vendu aux officiers ce qui restait dans leurs tiroirs de vieux pistolets et les éperons qu’on ne demandait plus depuis la création des chemins de fer. Le flot coule toujours ; les maisons semblent mortes ; l’angoisse de la petite ville ressemble à de la paralysie. Les vieux sont encore nombreux qui ont vu l’occupation de 1815 à 1818, et ils font savoir que cela pourrait bien recommencer comme au temps des Cosaques et qu’il ne faut sortir de chez soi sous aucun prétexte.

Au soir seulement, quand les Prussiens ont