Page:Bataille - Théâtre complet, Tome 9, 1922.djvu/125

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dans la débâcle, cette femme a détruit jusqu’au souvenir, jusqu’aux images !… Un soir, je suis sorti dans le jardin, un jardin comme celui-ci, tout mouillé de lune… je me suis traîné sous un chêne — je me souviens — pour mourir. J’ai appuyé le canon du revolver sur la place choisie. Je me suis étendu dans la position de la mort… et, alors, dans cette position, mes yeux se sont fixés tout naturellement sur le ciel… C’est ce qui m’a sauvé. Je n’y ai pas vu Dieu, certes !… Mais, dans ce raccourcissement suprême de la volonté, au moment de l’effort sur le tremplin, j’ai vu là-haut, par une espèce de synthèse que connaissent tous ceux qui ont failli mourir et qui ont interrogé le ciel, j’ai vu les flambeaux… les idées qui illuminent toute la conscience du monde que j’allais quitter !… J’ai vu là-haut, accrochée, je puis dire, d’étoile en étoile, toute la pensée humaine… comme si, désagrégée mais jamais perdue, elle vivait réellement au-dessus des morts, et formait ce grand nimbe universel, qui nous emporte vers des fins de clarté ou de sérénité… Ma main s’est attardée longtemps, longtemps, indéfiniment… Dès ce regard suprême j’avais été happé par le ciel de l’homme… Le ciel divin — l’autre, non !… — J’ai voulu atteindre le connaissable avant de partir pour l’inconnu ! Dès lors, je me suis acheminé comme vous, comme tant d’autres, vers l’Infini… La chair n’a plus compté : ma douleur se perdait dans l’esprit universel !

BOUGUET.

Oui, la pensée est le refuge des âmes qui ont vécu ! L’idée est tout. Voilà. Ah ! la bienfaisante certitude !… Et comme on en a besoin quelquefois !…

(Son œil s’anime étrangement.)