Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/200

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criminel. Enfin je cédai à la curiosité ; et puis c’était une folie en commun, chez de vieux amis, où je ne voyais pas grand mal à manquer un peu de dignité. Avant tout je dois vous dire que ce maudit haschisch est une substance bien perfide ; on se croit quelquefois débarrassé de l’ivresse, mais ce n’est qu’un calme menteur. Il y a des repos, et puis des reprises. Ainsi, vers dix heures du soir, je me trouvai dans un de ces états momentanés ; je me croyais délivrée de cette surabondance de vie qui m’avait causé tant de jouissances, il est vrai, mais qui n’était pas sans inquiétude et sans peur. Je me mis à souper avec plaisir, comme harassée par un long voyage. Car jusqu’alors, par prudence, je m’étais abstenue de manger. Mais, avant même de me lever de table, mon délire m’avait rattrapée, comme un chat une souris, et le poison se mit de nouveau à jouer avec ma pauvre cervelle. Bien que ma maison soit à peu de distance du château de nos amis, et qu’il y eût une voiture à mon service, je me sentis tellement accablée du besoin de rêver et de m’abandonner à cette irrésistible folie, que j’acceptai avec joie l’offre qu’ils me firent de me garder jusqu’au lendemain. Vous connaissez le château ; vous savez que l’on a arrangé, habillé et réconforté à la moderne toute la partie habitée par les maîtres du lieu, mais que la partie généralement inhabitée a été laissée telle quelle, avec son vieux style et ses vieilles décorations. Il fut résolu qu’on improviserait pour moi une chambre à coucher dans cette partie du château, et l’on choisit