Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/245

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du matin faisait avec ce trouble un contraste attendrissant et lui servait presque de médecine. Le silence était plus profond qu’à minuit ; et pour moi le silence d’un matin d’été est plus touchant que tout autre silence, parce que la lumière, quoique large et forte, comme celle de midi dans les autres saisons de l’année, semble différer du jour parfait surtout en ceci que l’homme n’est pas encore dehors ; et ainsi la paix de la nature et des innocentes créatures de Dieu semble profonde et assurée, tant que la présence de l’homme, avec son esprit inquiet et instable, n’en viendra pas troubler la sainteté. Je m’habillai, je pris mon chapeau et mes gants, et je m’attardai quelque temps dans ma chambre. Depuis un an et demi, cette chambre avait été la citadelle de ma pensée ; là, j’avais lu et étudié pendant les longues heures de la nuit ; et, bien qu’à dire vrai, pendant la dernière partie de cette période, moi qui étais fait pour l’amour et les affections douces, j’eusse perdu ma gaieté et mon bonheur dans la lutte fiévreuse que j’avais soutenue contre mon tuteur, d’un autre côté cependant, un garçon comme moi, amoureux des livres, adonné aux recherches de l’esprit, ne pouvait pas n’avoir pas joui de quelques bonnes heures, au milieu même de son découragement. Je pleurais en regardant autour de moi le fauteuil, la cheminée, la table à écrire, et autres objets familiers que j’étais trop sûr de ne pas revoir. Depuis lors jusqu’à l’heure où je trace ces lignes dix-huit années se sont écoulées, et cependant, en ce moment même, je