Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/320

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    -seulement la réputation d’un des esprits les plus originaux, les plus vraiment humoristiques de la vieille Angleterre, mais aussi celle d’un des caractères les plus affables, les plus charitables qui aient honoré l’histoire des lettres, tel enfin qu’il l’a dépeint naïvement dans les Suspiria de profundis, dont nous allons entreprendre l’analyse, et dont le titre emprunte à cette circonstance douloureuse un accent doublement mélancolique. M. de Quincey est mort à Édimbourg, âgé de soixante-quinze ans. J’ai sous les yeux un article nécrologique, daté du 17 décembre 1859, qui peut fournir matière à quelques tristes réflexions. D’un bout du monde à l’autre, la grande folie de la morale usurpe dans toutes les discussions littéraires la place de la pure littérature. Les Pontmartin et autres sermonnaires de salons encombrent les journaux américains et anglais aussi bien que les nôtres. Déjà, à propos des étranges oraisons funèbres qui suivirent la mort d’Edgar Poe, j’ai eu occasion d’observer que le champ mortuaire de la littérature est moins respecté que le cimetière commun, où un règlement de police protège les tombes contre les outrages innocents des animaux. Je veux que le lecteur impartial soit juge. Que le mangeur d’opium n’ait jamais rendu à l’humanité de services positifs, que nous importe ? Si son livre est beau, nous lui devons de la gratitude. Buffon, qui dans une pareille question n’est pas suspect, ne pensait-il pas qu’un tour de phrase heureux, une nouvelle manière de bien dire, avaient pour l’homme vraiment spirituel une utilité plus grande que les découvertes de la science ; en d’autres termes, que le Beau est plus noble que le Vrai ? Que de Quincey se soit montré quelquefois singulièrement sévère pour ses amis, quel auteur, connaissant l’ardeur de la passion littéraire, aurait le droit de s’en étonner ? Il se maltraitait cruellement lui-même ; et d’ailleurs, comme il l’a dit quelque part, et comme avant lui l’avait dit Coleridge, la malice ne vient pas toujours du cœur : il y a une malice de l’intelligence et de l’imagination. Mais voici le chef-d’œuvre de la critique. De Quincey avait dans sa jeunesse fait don à Coleridge d’une partie considérable de son patrimoine : « Sans doute ceci est noble et louable, quoique imprudent, dit le biographe anglais ; mais on doit se souvenir qu’il vint un temps où, victime de son opium, sa santé étant délabrée