Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/369

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le ciel, un autre homme, debout devant lui, et lui parlant par gestes seulement, l’homme à terre lui répondant des yeux seulement, tous les deux ayant l’air animé d’une prodigieuse bienveillance. Les gestes de l’homme debout disaient à l’intelligence de l’homme étendu : « Viens, viens encore, le bonheur est là, à deux pas, viens au coin de la rue. Nous n’avons pas complètement perdu de vue la rive du chagrin, nous ne sommes pas encore au plein-mer de la rêverie ; allons, courage, ami, dis à tes jambes de satisfaire ta pensée. »

Tout cela plein de vacillements et de balancements harmonieux. L’autre était sans doute arrivé au plein-mer (d’ailleurs, il naviguait dans le ruisseau), car son sourire béat répondait : « Laisse ton ami tranquille. La rive du chagrin a suffisamment disparu derrière les brouillards bienfaisants ; je n’ai plus rien à demander au ciel de la rêverie. » Je crois même avoir entendu une phrase vague, ou plutôt un soupir vaguement formulé en paroles, s’échapper de sa bouche : « Il faut être raisonnable. » Ceci est le comble du sublime. Mais dans l’ivresse il y a de l’hyper-sublime, comme vous allez voir. L’ami toujours plein d’indulgence s’en va seul au cabaret, puis il revient une corde à la main. Sans doute il ne pouvait pas souffrir l’idée de naviguer seul et de courir seul après le bonheur ; c’est pour cela qu’il venait chercher son ami en voiture. La voiture, c’est la corde ; il lui passe la voiture autour des reins. L’ami, étendu, sourit : il a compris sans