Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/384

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dérangées par la multitude innombrable et par l’intensité des sensations et des idées. On vit plusieurs vies d’homme en l’espace d’une heure. C’est bien là le sujet de la Peau de chagrin. Il n’y a plus équation entre les organes et les jouissances.

De temps en temps la personnalité disparaît. L’objectivité qui fait certains poëtes panthéistes et aussi les grands comédiens devient telle, que vous vous confondez avec les êtres extérieurs. Vous voici arbre mugissant au vent et racontant à la nature des mélodies végétales. Maintenant vous planez dans l’azur du ciel immensément agrandi. Toute douleur a disparu. Vous ne luttez plus, vous êtes emporté, vous n’êtes plus votre maître, et vous ne vous en affligez pas. Tout à l’heure l’idée du temps disparaîtra complètement. De temps en temps encore un petit réveil a lieu. Il vous semble que vous sortez d’un monde merveilleux et fantastique. Vous gardez, il est vrai, la faculté de vous observer vous-même, et demain vous aurez conservé le souvenir de quelques-unes de vos sensations. Mais cette faculté psychologique, vous ne pouvez pas l’appliquer. Je vous défie de tailler une plume ou un crayon ; ce serait un labeur au-dessus de vos forces.

D’autres fois la musique vous raconte des poëmes infinis, vous place dans des drames effrayants ou féeriques. Elle s’associe avec les objets qui sont sous vos yeux. Les peintures du plafond, même médiocres ou mauvaises, prennent une vie effrayante. L’eau limpide et enchanteresse coule dans le gazon qui tremble. Les