Page:Baudelaire Les Fleurs du Mal.djvu/58

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état d’aller dans tous les coins de l’univers où il se passait quelque événement dessiner des croquis pour les journaux illustrés anglais.

Ce Guys, que nous avons connu, était à la fois un grand voyageur, un observateur profond et rapide, et un parfait humoriste ; d’un coup d’œil, il saisissait les côtés caractéristiques des hommes et des choses ; en quelques coups de crayon, il en découpait les silhouettes sur son album, arrêtait à la plume ce trait cursif comme la sténographie, et la lavait hardiment d’une teinte plate pour en indiquer la couleur.

Guys n’était pas ce que régulièrement on appelle un artiste, mais il avait le don particulier de prendre en quelques minutes le signalement des choses. D’un coup d’œil, avec une clairvoyance sans égale, il démêlait dans tout le trait caractéristique — celui-là seul — et le mettait en saillie, négligeant instinctivement ou à dessein les parties complémentaires. Nul mieux que lui n’accusait une attitude, un galbe, une cassure, pour nous servir d’un mot vulgaire, qui rend exactement notre pensée, qu’il s’agît d’un dandy ou d’un voyou, d’une grande dame ou d’une fille du peuple. Il possédait à un degré rare le sens des corruptions modernes, dans le haut comme dans le bas de la société, et il cueillait, lui aussi, sous forme de croquis son bouquet de fleurs du mal. Personne ne rendait comme Guys la maigreur élégante et l’éclat d’acajou d’un cheval de course, et il savait aussi bien faire déborder la jupe d’une petite dame sur le bord d’un panier traîné par des poneys, qu’établir un cocher de bonne maison, poudré et garni de fourrures, sur l’énorme siège d’un grand coupé à huit ressorts et à panneaux armoriés, partant pour le drawing-room de la Reine avec ses trois laquais suspendus aux embrasses de passementerie. — Il semble dans