Page:Baudelaire Les Fleurs du Mal.djvu/62

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excitant quelconque, opium, haschich, vin, alcool ou tabac, semble tenir à la nature même de l’homme puisqu’on le retrouve à toutes les époques, dans tous les pays, dans les barbaries comme dans les civilisations et jusque dans l’état sauvage, il y voyait une preuve de la perversité originelle, une tentative impie d’échapper à la douleur nécessaire, une pure suggestion satanique pour usurper, dès à présent, le bonheur réservé plus tard comme récompense à la résignation, à la volonté, à la vertu, à l’effort persistant vers le bien et le beau. Il pensait que le diable disait aux mangeurs de haschich et aux buveurs d’opium, comme autrefois à nos premiers parents : « Si vous goûtez de ce fruit, vous serez comme des dieux, » et qu’il ne leur tenait pas plus parole qu’il ne la tint à Adam et Ève; car, le lendemain, le dieu, affaibli, énervé, est descendu au-dessous de la bête et reste isolé dans un vide immense, n’ayant d’autre ressource pour s’échapper à lui-même que de recourir à son poison dont il doit graduellement augmenter la dose. Qu’il ait essayé une ou deux fois du haschich comme expérience physiologique, cela est possible et même probable, mais il n’en a pas fait un usage continu. Ce bonheur acheté à la pharmacie, et qu’on emporte dans la poche de son gilet, lui répugnait d’ailleurs, et il comparait l’extase qu’il produit à celle d’un maniaque pour qui des toiles peintes et de grossiers décors remplaceraient de véritables meubles et des jardins embaumés de fleurs réelles. Il ne vint que rarement et en simple observateur aux séances de l’hôtel Pimodan, où notre cercle se réunissait pour prendre le dawamesk, séances que nous avons décrites autrefois dans la Revue des Deux Mondes, sous ce titre : le Club des haschichins, en y mêlant le récit de nos propres hallucinations. — Après une dizaine d’expériences, nous renonçâmes pour toujours à cette drogue enivrante,