Page:Baudelaire Les Fleurs du Mal.djvu/71

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dans son rêve, des multitudes ennemies luttaient sur un champ de bataille éclairé d’une lueur livide avec des râles et des piétinements sourds, pareils au bruit lointain des grandes eaux, tout à coup une voix mystérieuse criait ces mots qui dominaient tout : Consul romanus. Un grand silence se faisait, oppressé d’une attente anxieuse, et le consul apparaissait monté sur un cheval blanc, au milieu de l’immense fourmilière, comme le Marius de la Bataille des Cimbres, par Decamps, et, d’un aeste fatidique, décidait la victoire.

D’autres fois, des personnages entrevus dans la réalité se mêlaient à ses rêves et les hantaient comme des spectres obstinés que ne peut chasser aucune formule d’exorcisme. Un jour de l’année 1813, un Malais, au teint jaune et bilieux, aux yeux tristement nostalgiques venant de Londres et cherchant à gagner quelque port, ne sachant d’ailleurs pas un seul mot d’aucune langue européenne, vint frapper, pour s’y reposer un peu, à la porte du cottage. Ne voulant pas rester court devant ses domestiques et ses voisins, de Quincey lui parla grec ; l’Asiatique répondit en malais et l’honneur fut sauf. Après lui avoir donné quelque argent, le maître du cottage, avec cette charité qui pousse le fumeur à offrir un cigare au pauvre diable qu’il suppose depuis longtemps privé de tabac, fit cadeau au Malais d’un gros morceau d’opium, que le Malais avala d’une bouchée. Il y avait de quoi tuer sept ou huit personnes non entraînées ; mais l’homme au teint jaune avait probablement l’habitude du poison, car il partit avec les marques d’une reconnaissance et d’une satisfaction indicibles. On ne le revit plus, du moins physiquement, mais il devint un des hôtes les plus assidus des visions de de Quincey. Le Malais à la face safranée et aux prunelles étrangement noires était comme une espèce de