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génie de l’extrême Orient, qui avait les clefs de l’Inde, du Japon, de la Chine et autres pays jetés, par rapport au reste du globe, dans un éloignement chimérique et impossible. Comme on obéit à un guide qu’on n’a pas appelé, mais qu’il faut suivre par une de ces fatalités que le rêve admet, de Quincey, sur les pas du Malais s’enfonçait dans des régions d’une antiquité fabuleuse et d’une bizarrerie inexprimable qui lui causaient une profonde terreur. « Je ne sais, disait-il dans ses confessions, si d’autres personnes partagent mes sentiments à ce point, mais j’ai souvent pensé que, si j’étais forcé de quitter l’Angleterre et de vivre en Chine parmi les modes, les manières et les décors de la vie chinoise, je deviendrais fou… Un jeune Chinois m’apparaît comme un être antédiluvien… En Chine surtout, négligeant ce qu’elle a de commun avec le reste de l’Asie méridionale, je suis terrifié par les modes de la vie, par les usages, par une répugnance absolue, par une barrière de sentiments qui nous séparent d’elle et sont trop profonds pour être analysés ; je trouverais plus commode de vivre avec des Lunatiques ou avec des brutes. »

Avec une malicieuse ironie, le Malais, qui semblait comprendre cette répugnance du mangeur d’opium, avait soin de le conduire au milieu de villes immenses, aux tours de porcelaine, aux toits recourbés en sabots et ornés de clochettes qui tintinnabulaient sans cesse, aux rivières chargées de jonques et traversées par des dragons sculptés en forme de ponts, aux rues encombrées d’une innombrable population de magots agitant leurs petites têtes coupés d’yeux obliques, agitant comme des rats leurs queues frétillantes et murmurant, avec force révérences, des monosyllabes complimenteurs.

La troisième et dernière partie des Rêveries d’un mangeur