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BRUTUS.

graphe XV du chapitre XIII du second livre De jure Belli et Pacis. Boeclerus approuve cette réfutation dans ses notes sur le chapitre LVI du IIe. livre de Velleius Paterculus. En tout cas, cette maxime de Rome païenne serait moins inexcusable que celle qu’on dit que Rome chrétienne a établie dans le concile de Constance, qu’il ne faut point garder la foi à un hérétique.

(B) Lui et Cassius ont été nommés les derniers Romains. ] Cremutius Cordus, selon Tacite, n’a dit cela que de Cassius : Postulatur.... quod editis annalibus laudatoque M. Bruto C. Cassium Romanorum ultimum dixisset [1] ; mais, selon Suétone, il il l’a dit de tous les deux. Objectum et historico quod Brutum Cassiumque ultimos Homanorum dixisset [2]. Cet historien, que Suétone ne nomme pas, est indubitablement Cremutius Cordus. L’éloge qu’il donne à ces deux républicains fut donné à Cassius par son camarade Brutus, lorsque la nouvelle de sa mort lui fut apportée [3].

(C) Il employa les dernières paroles de sa vie à injurier la vertu. ] Malheureuse vertu, s’écria-t-il, que j’ai été trompé à ton service ! J’ai cru que tu étais un être réel, et je me suis attaché à toi sur ce pied-là ; mais tu n’étais qu’un vain nom et un fantôme, la proie et l’esclave de la fortune. Il n’était pas le premier qui se fût servi de ces paroles. Un poëte grec les avait mises dans la bouche d’Hercule [4]. Je ne crois pas que l’on sache qui était ce poëte, puisqu’un savant homme s’est contenté de lui donner le titre vague de poëte tragique. C’est en traduisant un des opuscules de Plutarque où ces paroles sont alléguées. Ni l’on n’y voit pas tout ce que Dion fait dire à Brutus, on y voit en récompense quelque chose que Brutus ne disait pas, et qui est une suite assez naturelle de ce qu’il disait. Selon Plutarque, celui qui faisait ces plaintes d’avoir suivi la vertu comme une chose réelle, ajoutait qu’il avait quitté l’injustice la source féconde des richesses, et l’intempérance la dispensatrice copieuse de toutes sortes de plaisirs. Ἀϕιεὶςτὴν πλουτοποιὸν ἀδικίαν, καὶ τὴν γόνιμον ἁπάσης ἡδονῆς ἀκολασίαν. Omissâ divitias largiente injustitiâ, et omnis voluptatis ferace intemperantiâ [5]. Je ne sais pourquoi le traducteur dont je parle [6] a donné tout un autre sens à l’original. Ce qu’il substitue ne vaut pas ce qu’il a laissé, et ne représente pas si bien l’indignation d’une personne qui se repent d’avoir suivi le chemin de la vertu, et qui suppose que c’est un terroir ingrat et stérile.

Notez que Florus a donné son approbation à cette plainte de Brutus, Sed quanto efficacior est fortuna, dit-il [7], quàm virtus ! et quàm verum est, quod moriens efflavit, non in re, sed in verbo tantùm, esse virtutem ! Victoriam illi prœlio error dedit.

(D) ..... il n’avait pas tout le tort que l’on s’imagine. ] Tant s’en faut qu’on doive le condamner à tous égards, qu’au contraire nous devons dire que jamais peut-être aucun païen n’a rien dit de plus raisonnable ni de plus juste. Mais, afin de voir cela, il faut se mettre à la place de ce Romain. Il avait considéré la vertu, la justice, le droit, comme des choses trés-réelles, c’est-à-dire, comme des êtres dont la force était supérieure à celle de l’injustice, et qui mettaient enfin leurs fidèles sectateurs au-dessus des accidens et des outrages de la fortune ; et il éprouvait tout le contraire. Il voyait pour la seconde fois le parti de la justice, la cause de la patrie, aux pieds du parti rebelle : il voyait un Marc Antoine, le plus scélérat de tous les hommes, qui, les mains toutes dégouttantes du sang des plus illustres citoyens de Rome, venait de terrasser ceux qui maintenaient la liberté du peuple romain. Il se voyait donc malheureusement abusé par l’i-

  1. Tacit., Annal., lib. IV, cap. XXXIV.
  2. Sueton., in Tiber., cap. LXI.
  3. Plut, in Bruto, pag. 1005.
  4. Ἀναϐοήσας τοῦτο δὴ τὸ Ἡράκλειον
    ὦ τλῆμον ἀρετή, λόγος ἄρ᾽ ἦσθ’· ἐγὼ δέ σε
    ὡς ἔργον ἤσκουν· σὺ δ’ ἄρ’ ἐδούλευες τύχῃ·

    Altâque voce recitato Herculis isto dicto,
    O infelix virtus, itane, quùm nihil quùm nomen esses, ego te
    Tanquam rem aliquam exercui, quùm tu fortunæ servieris !

    Dio, lib. XLVII sub finem. Voyez Plutarque, de Superstit., init.

  5. Plut., de Superstit., pag. 164.
  6. M. le Fèvre de Saumur.
  7. Florus, lib. IV, cap. VII, circa fin., pag. 416.