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MARILLAC.

seront jamais gagner par cet argument : L’opinion générale est que le maréchal de Marillac n’a été coupable que d’avoir déplu au cardinal, donc il n’a été coupable que de cela.

II. La seconde raison n’a rien qui soit convaincant, puisque l’expérience de toutes les tyrannies nous fait connaître que les malhonnêtes gens tombent quelquefois dans la disgrâce d’un mauvais prince, ou d’un favori assez injuste pour sacrifier à sa vengeance tout ce qui a le malheur de lui déplaire. Lisez bien Tacite et les autres relations du même temps, vous trouverez des criminels parmi ceux qui furent punis sous Tibère et sous Néron. Les délateurs s’attaquèrent quelquefois à des personnes de mauvaise vie, et qu’il fut aisé de convaincre des crimes dont on les accusait. Vouloir donc conclure de ce qu’un tel a perdu la tête sur un échafaud sous un mauvais règne, qu’il était innocent, c’est admettre des conséquences trompeuses, et jouer à être la proie d’un grand sophisme. À plus forte raison se faut-il garder de cette espèce de raisonnement, lorsqu’il s’agit de Louis XIII, qui était un très-bon roi, et dont le premier ministre, quelque violent et vindicatif qu’il fût, était obligé à garder plus de mesures qu’on n’en garde dans un état tyrannique.

III. On peut répondre à la troisième raison la même chose qu’à la précédente. Ceux dont le pouvoir a été si grand, qu’ils ont trouvé assez de témoins et assez de juges pour faire perdre la vie à des gens de bien, ont eu quelquefois des ennemis qui étaient des scélérats, et qu’ils envoyaient au supplice sans rien faire qui ne fût conforme au droit et à la raison. Ainsi, quand le cardinal de Richelieu aurait été cent fois plus injuste et plus puissant qu’il ne l’était, on n’en pourrait point conclure l’innocence d’aucun de ceux qu’il fit condamner ; car peut être tirerait-on cette conclusion en faveur d’une personne qui serait du nombre de ces coupables qui périssent quelquefois au tribunal des tyrans. Il faut donc renoncer à la voie des préjugés et examiner chaque procès en particulier. C’est le seul expédient de connaître si un tel et un tel sont des victimes innocentes sacrifiées à la colère du cardinal de Richelieu.

IV. Nous voici à ce grand et unique expédient. Les personnes dont je parle, qui examinent à la rigueur ce qu’on leur propose à croire, demanderaient qu’on leur prouvât les irrégularités criantes de la procédure des commissaires qui condamnèrent notre maréchal ; et dès qu’on leur aurait répondu que tous ceux qui en pouvaient rendre témoignage sont morts : comment savez-vous donc ce fait ? répliqueraient-ils. On les renverrait sans doute à deux imprimés, dont l’un a pour titre : Relation véritable de ce qui s’est passé au jugement du procès du maréchal de Marillac, prononciation et exécution de l’arrêt contre lui donné par les commissaires de la chambre établie à Ruel, et de ses dernières paroles et actions devant et sur le point de sa mort ; et l’autre est intitulé : l’Esprit bienheureux du maréchal de Marillac, et sur le libelle intitulé : Relation de ce qui s’est passé au jugement de son procès ; prononciation et exécution de l’arrêt donné contre lui, etc. On ne connaît point l’auteur de ces deux premiers imprimés, et l’on sait que le troisième est l’ouvrage de M. du Châtelet, homme distingué par sa naissance et par ses charges [1] ; car il a été avocat général au parlement de Rennes, maître des requêtes, conseiller d’état ordinaire, et intendant de justice dans l’armée royale. Son écrit donc doit être censé de plus de poids que des pièces anonymes que l’on voit dans le recueil de ce qui fut publié pour la défense de la reine-mère. Or nous voyons que M. du Châtelet nie et réfute tout ce qu’on avait allégué de procédures injustes et irrégulières, et qu’il soutient que les plus exactes formalités furent observées dans le jugement du maréchal de Marillac. À moins donc que l’on ne nous prouve qu’il avance des faits faux, et qu’il nie des faits véritables, nous ne pouvons pas acquiescer aux deux pièces anonymes. Une chose qu’il ne nie pas, et que nous savons très-certainement, c’est que M. de Marillac ne fut point jugé au parlement de Paris, mais par une

  1. Voyez l’Histoire de l’Académie Française, pag. 246, 247, édit. de Paris, 1672.