Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T14.djvu/635

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
623
XÉNOPHANES.

que celles qu’on a pu lire ci-dessus [1] ; mais néanmoins elles pouvaient imposer, et je ne sais si Aristote a toujours bien réfuté ces deux anciens philosophes. Prenez la peine de consulter les jésuites de Conimbre [2], qui ont mis dans toute sa force l’une des raisons de Mélissus, et la réponse d’Aristote ; vous verrez qu’il n’y a rien de plus faible que cette réponse, et qu’il n’est pas vrai que Mélissus raisonne mal dans cette proposition : tout ce qui a été fait & un principe, ce qui n’a point été fait n’a point de principe. Aristote assure que c’est un paralogisme manifeste. Ὅτι μὲν οὖν παραλογίζεται Μέλισσος, δῆλον· οἴεται γὰρ εἰληϕέναι, εἰ τὸ γενόμενον ἔχει ἅπαν, ὅτι καὶ τὸ μὴ γενόμενον οὐκ ἔχει. Captiosè itaque Melissum ratiocinari manifestum est : sumpsisse enim arbitratur, sé quidquid ortum est principium habeat : id non habere, quod ortum non est [3]. Or, ajoutait Mélissus, rien n’a été fait ; car si quelque chose avait été faite, elle aurait été produite ou de rien ou d’une autre chose : si d’une autre chose, elle eût déjà existé auparavant, ce qui ruine votre supposition ; si de rien, donc de rien il se pourrait faire pire chose, ce qui est faux [4]. Voilà un raisonnement démonstratif contre Aristote, qui n’admettait pas la création proprement dite. Et quant à sa distinction entre principe de substance, et principes de formes et de qualités, elle est nulle dans l’hypothèse de l’impossibilité de la création ; car toute substance qui n’a jamais commencé et qui existe nécessairement doit être immuable. En vain chercheriez-vous les principes des générations et des corruptions ; car il ne s’en ferait point si toutes choses étaient incréées : or elles l’étaient selon Aristote, qui n’a jamais combattu cette maxime, ex nihilo nihil fit. Mais après avoir avoué que cette objection de Mélissus, que l’on ne saurait résoudre que par les principes de l’orthodoxie chrétienne concernant la création, surpassait toutes les forces d’Aristote, il faut reconnaître que les autres subtilités de Mélissus et de Parménides ne l’embarrassaient pas tant, et qu’appliquées à l’expérience, c’est-à-dire à la variété des choses que l’univers nous fait voir, elles ne pouvaient paraître que des puérilités.

J’observe en passant que le jésuite qui a commenté l’ouvrage de Cicéron de Naturâ Deorum, a pris le parti de Xénophanes contre Aristote un peu inconsidérément. Dubio procul, dit-il [5], exciderit illi (Velleio) convitium illud quod in Xenophonem contorquet Aristoteles, Lib. I Metaphysicorum, capite quinto, ubi et obscurum illius, vel ingenium, vel dicendi genus notat, et hominem quasi agrestem magnâ quâdam negligentiâ despectat, et ab toto philosophorum senatu relegandum censet. Eam tamen Xenophani de Deo sententiam ascribit quæ minimè agreste ingenium Sapiat : nempè Τὸ εἶναι τὸν θεὸν. i. id quod est unum, esse Deum : vel ut Theophrastus habet apud Lilium : unum, et universum, et omne esse Deum. Ce père a grand tort d’attribuer à Xénophanes un sentiment raisonnable sur la nature de Dieu : le sentiment de ce philosophe là-dessus est une impiété abominable, c’est un spinozisme plus dangereux que celui que je réfute dans l’article de Spinoza ; car l’hypothèse de Spinoza porte avec soi son préservatif, par la mutabilité ou par la corruptibilité continuelle qu’il attribue à la nature divine, eu égard aux modalités. Cette corruptibilité soulève le sens commun, et choque tout à la fois horriblement les petits esprits et les grands esprits : mais l’immutabilité en toutes manières, que Xénophanes attribue à l’être infini et éternel, est un dogme de la plus pure théologie ; il pourrait donc être plus séduisant en faveur du reste de l’hypothèse. D’autre côté, la mauvaise chute de ce philosophe peut devenir plus contagieuse que le spinozisme. Cet homme-là, ne pouvant se soutenir dans le poste où sa raison l’avait mené, se laissa tomber dans un précipice : il querella sa raison qui l’avait embarrassé dans des filets qu’il ne pouvait rompre ; il

  1. Dans l’article Stilpon, tome XIII, page 504, rem. (H).
  2. Covnmbricenses, dans la paraphrase du IIIe. chap. du Ier. liv. de la physique d’Aristote.
  3. Arist. Physic., lib. I, cap. III.
  4. Voyez les Conimbricenses, ubi suprà.
  5. Lescalopier, in Ciceron., de Nat. Deorum, lib. I, num. 38, pag. 44.