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SUR LES LIBELLES DIFFAMATOIRES.

nais y avait été tué, et qu’en d’autres lieux la ligue était triomphante [1]. Voici les paroles d’un historien : Voyans leur armée ainsi fracassée, ils recoururent à leurs artifices ordinaires, qui estait de payer les Parisiens en mensonges qu’on publia en force livres, portans qu’au premier assaut donné à Dreux les habitans avoyent tué plus de cinq cens hommes au roi, et blessé rudement un plus grand nombre, le mareschal de Biron navré à mort. Qu’en une rencontre auprès de Poissi l’Union avoit remporté une grande victoire. Qu’en la bataille il y avoit eu long combat et perte presque esgalle : et que si le Bearnois n’estoit mort, il ne valoit gueres moins [2]. Pierre Matthieu narre que le comte de Charolais, ayant besoin que ses troupes fussent rassurées par l’espérance d’un prompt secours, aposta un cordelier qui faisoit semblant de venir de Bretagne, et disoit qu’il avoit laissé l’armée si proche qu’on la verroit le mesme jour..... cet artifice accreut sinon le courage, au moins la patience des plus abbatus, et le mensonge profita pour le peu de temps qu’il fut creu : le grand desir de veoir les troupes de Bretagne le fit recevoir sans le considerer [3]. Ces dernières paroles ne sont pas ici inutiles : car elles montrent le penchant des peuples à concourir à l’artifice : ils croient facilement ce qui les flatte, et ils poussent ainsi le temps à l’épaule. La note marginale de Pierre Matthieu mérite d’être copiée. Quand une armée ou une ville, dit-il [4], est en l’attente du secours, il faut tousjours asseurer qu’il vient, et quand il y auroit nouvelle du contraire, c’est de la prudence du chef d’en faire courir un autre bruit. Syphax mande à Scipion qu’il ne le peut secourir, et qu’au contraire il est pour Carthage ; Scipion traite et caresse ses ambassadeurs et leur donne des presens, afin de faire croire à ses gens que Syphax venoit, que les ambassadeurs retournoient pour le faire haster. C’est par rapport à ces finesses qu’on peut principalement dire, nil sub sole novum, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Les modernes ne sont là-dessus que les copistes de l’antiquité [5]. On ne s’est jamais piqué d’être sincère dans les relations récentes des malheurs publics, et il serait presque toujours préjudiciable de s’en piquer. Tite Live censure raisonnablement le consul romain qui, après la malheureuse journée de Cannes, avoua aux députés des alliés toute la perte qu’on avait faite : Auxit rerum suarum suîque contemptum consul nimis detegendo cladem nudandoque [6]. L’effet de cette sincérité fut que les alliés jugèrent que Rome ne se pourrait jamais relever, et qu’ainsi il fallait s’unir avec Annibal. Nous apprenons de Plutarque qu’un Athénien fut cruellement torturé pour avoir dit une mauvaise nouvelle qui était pourtant très-vraie [7]. Ayant su d’un étranger, qui avait pris terre au port de Pirée, la déroute de Nicias, il s’en alla à toutes jambes annoncer ce grand malheur aux magistrats. On voulut savoir d’où il le tenait, et comme il ne put donner son auteur, on le châtia comme un fourbe perturbateur du repos public [8]. On ne cessa de le tourmenter que quand on eut su la vérité de sa nouvelle. S’il eût annoncé faussement une victoire, il n’eût pas été puni : l’action de Stratoclès m’en fait juger de cette manière. Il persuada aux Athéniens d’offrir aux dieux un sacrifice pour les remercier de la défaite des ennemis ; et il savait néanmoins que la flotte athénienne avait été bien battue. La nouvelle de ce désastre fut enfin certaine, fut enfin publique. On se fâcha tout de bon contre l’imposteur ; mais on se paya de sa réponse, et il

  1. D’Aubigné, Histoire Universelle, tom. III, liv. III, chap. VI, pag. 322.
  2. Histoire des choses mémorables avenues en France depuis l’an 1547 jusques au commencement de l’an 1597, pag. 720.
  3. Pierre Matthieu, Hist. de Louis XI, liv. III, pag. m. 144.
  4. Là même.
  5. Voyez l’article Agésilaus II, citations (b), (c).
  6. Titus Livius, lib. XXIII, pag. m. 355. Il rapporte tout le discours du consul aux députés de la Campanie.
  7. Plut., in Niciâ, sub finem, pag. m. 542.
  8. Δόξας λογοποιὸς εἶναι, καὶ ταράττειν τὴν πόλιν ; εἰς τὸν τροχὸν καταδεθεὶς ἐςρεϐλοῦτο πολὺν χρόνον ; ἕως ἐπῆλθον οἱ τὸ πᾶν κακὸν, ὡς εἶχεν, ἀπαγγέλλοντες. Pro mendace et civitatis turbatore in rotam deligatus et diù tortus est, donec advenerunt qui totam cladem ordine annuntiârunt. Idem, ibid.