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ÉCLAIRCISSEMENT

L’on ne peut contester ici raisonnablement à personne les priviléges du dogme de la probabilité. Ceux qui ont suivi la faction des anti-puristes [1] ne sont pas réduits à deux ou à trois auteurs graves : on les pourrait compter par centaines, et ils se peuvent fortifier de l’exemple décisif des écrivains inspirés de Dieu [2]. Si vous parcourez la Genèse, vous trouverez que Moïse nous raconte sans nul détour que deux filles, ayant enivré leur père, couchèrent avec lui, et en eurent des enfans [3] ; que Dina fille de Jacob fut violée [4] ; que Juda fils du même patriarche se souilla en plein chemin avec une femme qu’il prenait pour une prostituée, et qui était sa belle-fille, et qui le connaissait bien [5] ; qu’un fils de Juda.... [6] ; et que Ruben, frère aîné de Juda, commit inceste avec une femme de son propre père [7]. Le Lévitique contient plusieurs choses qu’on n’oserait faire lire dans les temples des protestans. Le livre des Juges raconte une action abominable [8]. Les prophètes se sont servis des expressions les plus fortes pour représenter la turpitude de l’impudicité. Voyez aussi dans l’Apocalypse la description de la Paillarde. Ils ont employé des comparaisons que les ministres n’ont pas osé rapporter tout entières (E). Tous les artisans parmi ceux de la religion en France savaient dire aux missionnaires, dans la dispute sur le mérite des œuvres, que toutes nos justices sont comme le drap souillé ; mais la suite du passage leur était inconnue, parce qu’on ne la mettait point dans les livres de controverse. Saint Paul dans son épître aux Romains [9] a-t-il les ménagemens que nos puristes demandent pour la chasteté des oreilles ? Ne décrit-il pas d’une manière aussi forte que naïve les plus abominables impuretés des païens ?

Si l’on m’objecte que les écrivains sacrés ont des priviléges particuliers, sunt superis sua jura, il faudra répondre que non-seulement les auteurs païens les plus graves, mais aussi les anciens pères de l’église ont écrit avec cette même liberté. Tite Live, quand il raconte si majestueusement et si gravement la proscription des Bacchanales [10], nous découvre des horreurs qui salissent et qui font frémir l’imagination. Sénèque, le plus grave et le plus rigide philosophe de l’ancienne Rome, a décrit avec la dernière naïveté les impuretés les plus infâmes [11]. Il les a condamnées avec toute la sévérité d’un censeur, mais en même temps il les a dépeinte toutes nues, ou peu s’en faut. Les pères

  1. On appellera ainsi, pour abréger, ceux qui se moquent de la prétendue délicatesse des puristes.
  2. Voyez ci-dessus, tom. XIII, pag. 273, la citation (18) de l’article Sforce (Catherine.)
  3. Genèse, chap. XIX.
  4. Là même, chap. XXXIV.
  5. Là même, chap. XXXVIII.
  6. Là même. Je ne puis dire en français l’action que Moïse raconte.
  7. Là même, chap. XLIX, vers. IV.
  8. Au chap. XIX.
  9. Au chap. I.
  10. Titus Livius, lib. XXXIX, pag. m. 749 et seq. ; et notez qu’Antoine de la Faye dans sa traduction française de Tite-Live, n’a point affaibli l’original.
  11. Voyez l’Hexaméron rustique, journée II, pag. m. 45 et suiv.