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ACHILLE.

doute dignes de foi les auteurs qui le rapportent, quoiqu’il n’y ait aucun lieu de croire ni qu’ils l’aient cru effectivement, ni que la chose soit véritable. Il a mis sans doute dans le même rang saint Grégoire de Nazianze pour ce qui regarde la moelle de cerf. Il ne peut donc point le récuser quant à celle de lion ; et par conséquent il a lui-même produit un témoin digne de foi, immédiatement après avoir dit qu’il ne croyait pas qu’il y en eût.

Je trouve moins surprenant qu’il ait cité là saint Grégoire de Nazianze, que de voir qu’il ait ignoré ce que deux auteurs modernes, qui sont entre les mains de tout le monde, avaient mis dans la dernière évidence. L’un est M. de Méziriac, qui a prouvé, par le témoignage du scoliaste d’Homère sur le livre XVI de l’Iliade ; par celui de Libanius, dans ses deux harangues, l’une pour et l’autre contre Achille ; et par celui de Stace, au livre II de l’Achilléide ; que ce héros fut nourri de moelle de lion. L’autre est Barthius, qui, sur ce passage de Stace, a cité pour le même fait, outre les deux textes de Libanius, ces paroles de Priscien : Deindè sequitur victus, ut in Achille, quod medullis leonum pastus est[1]. Ces témoins sont aussi valables que ceux que M. de Girac produit pour justifier que l’on donnait à Achille une autre nourriture.

Il ne faut pas dissimuler que Barthius nous ôte le témoignage de Stace pour la moelle de lion : car, au lieu de lubens, il prétend qu’il faut lire lupæ, dans le passage où Achille parle ainsi :

Dicor et in teneris et adhuc crescentibus annis
Thessalus ut rigido senior me monte recepit,
Non illas ex more dapes habuisse, nec almis
Uberibus satiâsse famem, sed spissa leonum
Viscera, semianimesque lupæ traxisse medullas[2].

Ce que M. de Girac fait dire à Plutarque nous découvre qu’il n’a pas consulté le grec : et comme il allègue là quelques-unes des remarques dont Vigénère s’est servi dans ses notes sur Philostrate, il se pourrait bien faire qu’il n’a point eu d’autre mauvais guide que ces paroles de Vigénère : Plutarque dit que Chiron nourrit Achille dès sa naissance de choses qui n’avaient point de sang[3]. Il y a déjà bien des années que Méziriac a fait voir dans son commentaire sur l’Épître de Briséide à Achille, qu’Amiot avait en cela trompé Vigénère, et qu’au lieu de dire avec Amiot : Mais ce Philinus ici, comme un nouveau Chiron, nourrit son fils en la manière que fut eslevé Achille dès son enfance, de viande dont il n’a point esté tiré de sang, c’est-à-savoir des fruits de la terre[4], il faut dire : Mais ce nouveau Chiron nourrit ce garçon tout au rebours d’Achille (ἀντιςρόϕως τῷ Ἀχιλλεῖ) à savoir de viandes non sanglantes[5]. On pouvait envelopper Xylander dans la même erreur ; car sa traduction latine porte : Nostrum autem quo pacto Achillem Chiron nutriens iste statìm à natalibus sanguine carentibus. Il y a une lacune dans ce passage de Plutarque ; mais le mot ἀντιςρόϕως n’en devait pas être moins intelligible pour le sens d’au rebours, que les dictionnaires lui donnent communément.

Ce que j’ai dit, en prouvant la validité du témoignage de saint Grégoire, montre que M. de Girac a cité mal à propos Élien, Pline et Aristote, pour montrer que les lions n’ont point de moelle ; ou que, s’ils en ont, c’est si peu que rien. Il aurait pu citer aussi Galien, au livre XI de l’usage des parties, chap. XVIII ; et il ne semble pas que ce fait doive être révoqué en doute, puisque ordinairement les modernes le passent aux anciens naturalistes, lors même qu’ils les accusent de plusieurs méprises sur le sujet des lions. Consultez Vossius au chapitre LII du IIIe. livre de Origine et Progressu Idolatriæ ; Franzius et Bochart aux livres de Animalibus Sacræ Scripturæ, le père Hardouin dans son Commentaire sur le chapitre XXXVII du livre XI de Pline, etc.[6]. Si l’on en croyait Vossius, on prétendrait qu’Athénée aurait chicané Aristote sur ce fait-là :

  1. In Progymn. Rhetoricis ex Hermogene.
  2. Statii Achill. lib. II, vs. 382. D’autres lisent lubens ou libens, dans ce dernier vers.
  3. Vigénère, Comment. sur Philostr., de la Nourrit. d’Achille, édit. in-4, pag. 544.
  4. Plutarque, des Propos de Table, liv. IV, chap. I.
  5. Méziriac, Épîtres d’Ovide, pag. 249.
  6. Notez qu’Hofman, Continuat. Lexici univers., tom. I, pag. 1002, n’attribue cela qu’aux dents du lion, et de jeter des étincelles en se choquant.