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ACCIUS

que Lipse donnait aux jeunes gens. La passion énorme qu’il avait conçue pour je ne sais quel style concis, qui dégoûte ou qui fait rire la plupart de ceux qui lisent les lettres de ce grand homme, ne l’empêcha pas de condamner la jeunesse qui affecte la brièveté. Il disait que c’était le chemin de la maigreur, et qu’il fallait avoir à cet âge-là plusieurs superfluités que l’on donnât à émonder aux années suivantes. Adeò, dit-il[1], juventutem ad brevitatem non voco, ut etiam absterream, sive quia tutò adsumere vix potest, et brevitatis imitatio facilimè ætatem hanc decipit ; sive quia nec utiliter potest, et juvenili illo brevitatis studio aridus plerumquè et exsuccus stylus evadit, nec facilè ad laudatam illam temperiem venitur, nisi initio ubertas quædam et luxuries sit quam ætas paulatim depascat. Balzac était dans le même sentiment. Amputanda plura sunt efflorescenti illi ætati quàm insereada ; facileque est remedium ubertatis, sterilia nullo labore superantur[2]. Mais, pour revenir à Accius, on n’a pas eu tort de dire dans le Dictionnaire de Charles Étienne, et dans ceux qui ont été bâtis sur le même fond, que Quintilien l’a excusé sur le temps où il vivait. Tragædiæ scriptores Accius atque Pacuvius clarissimi gravitate sententiarum verborum pondere, et auctoritate personarum. Cæterùm nitor, et summa in excolendis operibus manus, magis videri potest temporibus quàm ipsis defuisse. Virium tamen Accio plus tribuitur, Pacuvium videri doctiorem, qui esse docti affectant, volunt[3]. On dirait que Quintilien copie ces vers d’Horace :

Ambiguitur quoties uter utro sit prior, aufert
Pacuvius docti famam senis, Accius alti[4].


Il y a un passage d’Ovide, qui semble reprocher je ne sais quoi de sauvage et de farouche au style de notre Accius ; mais, tout bien compté, j’aimerais mieux entendre par-là les actions cruelles dont il avait fait la description dans ses tragédies. La pensée d’Ovide est que, si l’on jugeait des mœurs d’un homme par ses écrits, Accius serait féroce ; Térence aimerait la bonne chère ; ceux qui décrivent la guerre seraient braves :

Accius esset atrox, conviva Terentius esset,
Essent pugnaces qui fera bella canunt[5].

(L) N’est pas moins sensée. ] C’est Quintilien qui nous a conservé ce petit fait. Aiunt Accium interrogatum cur causas non ageret, cùm apud eum in tragædiis tanta vis esset, hanc reddidisse rationem, quòd illic ea dicerentur quæ ipse vellet, in foro dicturi adversarii essent quæ minimè vellet [6]. « Dans mes tragédies, répondit-il, je dis tout ce qu’il me plaît ; mais dans le barreau, il me faudrait entendre ce que je ne voudrais pas. » Je connais un homme d’esprit qui employa une semblable raison pour détourner son fils de l’étude de la jurisprudence, et pour l’encourager à l’étude de la théologie. Quoi de plus commode, lui disait il, que de parler devant des gens qui ne nous contredisent pas ? c’est l’avantage des prédicateurs : Et quoi de plus incommode que d’être obligé à entendre, dès que vous avez cessé de parler, un homme qui vous réfute, et qui vous fait rendre compte sans quartier de tout ce que vous avez dit ? c’est la condition d’un avocat.

Cela me fait souvenir d’une pensée de Montaigne. « Au don d’éloquence, dit-il[7], les uns ont la facilité et la promptitude, et ce qu’on dit le boute-hors si aisé, qu’à chaque bout de champ ils sont prests : les autres, plus tardifs, ne parlent jamais rien qu’élabouré et prémédité...... Si j’avois à conseiller de mesmes en ces deux divers avantages de l’éloquence, de laquelle il semble en notre siècle que les prescheurs et les advocats fassent principalement profession, le tardif seroit mieux prescheur, et l’autre mieux advocat : parce que la charge de celuy-là luy donne autant qu’il lui plaist de loisir pour se préparer ; et puis sa carrière se passe d’un fil et d’une suite sans interruption : là où les commoditez de l’advocat le pressent à toute heure de se mettre en lice ; et les

  1. Lips. in Institut. Epistol.
  2. Balzac. Epist. selectæ.
  3. Quintil. Institut. Orat. lib. L, cap. I.
  4. Horat. Epist. I, lib. II, vs. 50.
  5. Ovid. Trist. lib. II, vs. 359.
  6. Quintil. Inst. Orat. lib. V, cap. XIII.
  7. Essais de Montaigne, liv. I, chap. X, au commencement, pages 52, 53.