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AGRIPPA.

porte. En premier lien, Antoine de Lève chérissoit tellement ce personnage, que, par son conseil, advis et prudence, il venoit à bout des desseins de ses hautes et superbes entreprises ; ce qui a fait que certains envians à cet Espagnol ses victoires ont dit que par art magique et Agrippine il a grippé sur ses ennemis avec ses mains podacres et crochues, ce que beaucoup de vaillans capitaines n’eussent sceu par le cliquetis de leurs armes et combats furieux[1]. En second lieu, les enseignemens d’Agrippa sont tellement déraisonnables, que le docteur Jean Vuier, quoiqu’en plusieurs endroits de ses œuvres il le loue et exalte grandement comme son bon maistre, il est néanmoins quelquefois contraint de lui donner un coup de pied et le désavouer[2]. On nous renvoie au chapitre XLIV du IIe. livre des Illusions et Apparitions des Esprits[3], pour y trouver que Jean Vuier se moque (avec Cardan au XVIIIe. livre de la Subtilité) des resveries d’Agrippa, qui forgeoit des apparitions plus que ridicules. En troisième lieu, son livre de la Philosophie cachée a esté condamné et censuré par les chrestiens... ; et pour cette occasion, fut contraint Agrippa d’abandonner la Flandres, où il ne put estre souffert, faisant profession de la magie : de manière qu’il prit la route d’Italie, où il séjourna l’espace de trois ans ou environ, et y épancha plus que n’eût été requis du poison avec telle abondance, que plusieurs gens de bien appercevans qu’il en avoit en si peu de temps infecté l’air de l’Italie, lui donnèrent la chasse si vive qu’il n’eut rien de plus hastif que de se retirer à Dôle, où il eut publiquement le livre de Verbo mirifico[4]. En quatrième lieu, il obscurcit tellement la Bourgogne des fumées et brouillard de ses sciences noires, que s’il n’eust fait un trou à la nue, il est bien à craindre qu’avec le feu on ne l’eust éclairé de plus près qu’il n’eust sceu souhaiter. En cinquième lieu, il se rendit à Lyon, fort pietre et dénué de facultez ; il chercha tous les moyens qu’il put pour vivoter, remuant le mieux qu’il pouvoit la queue du baston, et il gagnoit si peu qu’il mourut en un chétif cabaret, abhorré de tout le monde, qui le détestoit comme un maudit et exécrable magicien, parce que tousjours il menoit en sa compagnie un diable sous la figure d’un chien. Thevet ajoute à cela le reste du conte que Paul Jove a inséré dans ses Éloges.

Il serait facile de montrer la nullité de ces cinq preuves. Il n’est pas besoin de réfuter la première, puisque Thevet a reconnu qu’Antoine de Lève ne s’adressait point à Agrippa pour quelques prestigieux et iniques charmes [5], mais plustost, pour la rare merveille de son esprit[6] ; et que l’empereur ne le prit à son service, par l’intercession d’Antoine de Lève, que pour l’asseurance qu’il avoit que par son meur et rassis jugement il pourroit survenir aux grandes affaires qui lui étoient tombées sur les bras. Voilà donc l’accusé hors d’affaire, par la confession même de l’accusateur : il est bien plus malaisé de justifier celui-ci d’une très-crasse ignorance. Je n’ai remarqué dans les Lettres d’Agrippa aucun vestige de ses liaisons avec Antoine de Lève, et je m’étonne que, sur la foi d’un auteur comme Thevet, tant d’habiles gens aient débité qu’Agrippa fut favori d’Antoine de Lève, et capitaine en ses troupes [7]. Il ne fut jamais au service des Espagnols : il ne servit que dans les troupes de l’empereur Maximilien ; et je ne pense pas que, depuis la harangue qu’il fit à Pavie, l’an 1515, il ait endossé le harnais. Voici quelques mots de cette harangue : Neque mireris, marchio illustris, Joannes Gonzaga strenuiss. militum dux, quòd cùm me proximis his annis felicissimis Cæsareis castris præfectum cognosceres, nunc me sacrarum litterarum præpositum pulpito cernas[8]. Il fit encore quelque séjour en Italie : il y eut pour patron Guillaume Paléolo-

  1. Là même, pag. 223.
  2. Là même, pag. 225.
  3. Je n’ai point trouvé de livre qui ait ce titre ni cette division dans les Œuvres de Jean Wier, inprimées à Amsterdam, en 1660, in-4.
  4. Thevet, Hommes illustr., pag. 226.
  5. Là même, pag. 223.
  6. Là même, pag. 225.
  7. Naudé, Apologie des grands Hommes, pag. 405. Voyez aussi Teissier, Élog. tirés de M. de Thou, tom. II, pag. 99. Voyez ci-dessous Citation (79).
  8. Agrippa, Oper., tom. II, pag. 1075.