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ALEANDRE.

impudenter ibi mentireris omnia. Illo enim post multa erupisti, ut ad nobiliss. comitum, qui te penitùs ignorant, et quos tu haud satis nôsti, genus, originem tuam referres[1]. Or, comme il n’y a si petite chose qui, en passant de bouche en bouche, ne devienne considérable, je ne voudrais pas nier que la médisance qui courut contre le nonce, n’ait eu pour fondement ce que dit Paul Jove, que les Juifs admiraient l’habileté d’Aléandre en fait d’hébreu, et qu’ils n’avaient nulle peine à croire qu’il était de leur nation : Latinæ græcæque litteræ quùm sæpè alacriter jactabundo pro vernaculis haberentur, Hebraïcas admirantibus Judæis et suæ stirpis eum facilè credentibus, solertissimé didicit[2]. Ceux qui chercheront à me critiquer sont avertis que je ne prétends point que le livre de Paul Jove ait donné lieu à la médisance : ma pensée est que, long-temps avant que Paul Jove eût dit cela, d’autres pouvaient l’avoir dit.

« Ce que dit Luther, qu’Aléander était fort colère, est très-véritable : on en peut croire Josse Gentin, secrétaire de ce cardinal, dans une lettre à Nauséa, évêque de Vienne[* 1]. Il lui dit de la meilleure foi du monde, après lui avoir mandé la mort d’Aléandre, qu’il ne sait où prendre parti, après la mort de son maître, dans l’appréhension où il est d’en trouver encore un plus emporté. Hactenùs, dit-il, alium Mecenatem Romæ non quæsivi, eò quod immodestia et furor hujus mei defuncti inculcat mihi timorem, ne faciam Glauci cum Diomede permutationem [3]. »

(H) Il fit lui-même son épitaphe, qui témoigne qu’il ne se dépitait pas contre son destin. ] Elle consiste en deux vers grecs, qui signifient qu’il était mort de bon gré, parce qu’il cesserait d’être témoin de plusieurs choses dont la vue était plus insupportable que la mort :

Κάτθανον οὐκ ἀέκων, ὅτι παύσομαι ὢν ἐπιμάρτυς
Πολλῶν, ὧνπερ ἰδεῖν ἄλγιον ἦν θανατοῦ.


Voilà quelle serait la disposition de tous les hommes, si la réflexion, si la raison, si le bon sens, étaient capables de surmonter les impressions machinales qui nous font aimer la vie. Mais, laissant à part cette profonde moralité, je dis qu’il est bien étrange que Paul Jove ait produit contre soi-même un témoin aussi formel que cette épitaphe. Il avait dit qu’Aléandre, indigné contre son destin, qui l’emportait un an avant l’année climactérique, rendit l’âme, en se plaignant de cette anticipation : Interiit fato suo vehementer indignatus, quùm se præreptum anno uno ante climactericum inter anxia supremaque suspiria quereretur[4] ; et tout aussitôt il ajoute qu’Aléandre ordonna par son testament, qu’on mît dans son épitaphe un distique grec de sa façon, contenant cette pensée :

Excessi è vitæ ærumnis facilisque lubensque,
Ne pejora ipsâ morte dehinc videam[* 2].


Lorenzo Crasso dit à peu près la même chose de ce dépit d’Aléandre contre son destin : Fu assalito in Roma dalla morte, contro la quale mostrossi anche negli ultimi sospiri sdegnato[5]. Paul Jove est tombé dans une autre erreur à l’égard d’Aléandre. Il l’accuse d’avoir présagé de nouveaux malheurs prêts à fondre sur nos têtes : novas clades imminere nobis ominatur ; mais rien n’est plus faux que cela. Aléandre ne regardait à l’avenir que par accident, toutes ses vues se portaient sur le passé ; il s’imaginait seulement que l’avenir ne vaudrait pas mieux en ce monde. Voilà donc une seconde erreur de Paul Jove. Quant à la première, on ne saurait l’en justifier, qu’on ne le charge d’ailleurs d’une horrible médisance : c’est d’avoir représenté Aléandre comme un fourbe moribond, qui ordonnait par son testament qu’on fît accroire un grand mensonge à toute la postérité ; savoir qu’il n’était pas mort à

  1. (*) Lib. VIII, Epist. ad Nauseam à variis scriptarum, pag. 353.
  2. * Joly, dans ses Additions et Corrections, rapporte une autre traduction latine, sans doute de sa façon, et qu’il donne comme meilleure que celle de Bayle.
  1. Idem, ibid.
  2. Jovius, Elogiorum cap. XCVIII, p. 231.
  3. Ce Supplément [c’est-à-dire, ce dernier alinéa] vient de M. de la Monnaie.
  4. Jovius Elogior, cap. XCVIII, p. 231.
  5. Lor. Crasso, Istor. de’ Poeti Greci, p. 297.