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ABARIS.

entre deux airs à l’assemblée sabbatique [1]. Avant que la petite observation paraisse, il faut que je rapporte ce passage d’un autre journal. M. Petit raconte, après Jamblichus, l’histoire ou la fable d’Abaris Hyperboréen, à qui Apollon avait donné le pouvoir de voler dans les airs, porté par une flèche, comme nos sorcières vont au sabbat à califourchon sur un balai[2]. Ces paroles sont l’explication de ce texte de M. Petit : Auctor est Jamblichus, in Vitâ Pythagoræ, cap. XXVIII, id munus Abaridi Hyperboreo ab Apolline concessum fuisse, ut per aërem quocunquè vellet cursum, magico invectus jaculo, tendere posset[3]. Chacun voit que l’épithète Hyperboreo se peut rapporter ou au mot Abaridi qui précède, où au mot Apolline qui suit. La langue latine est toute pleine de ces équivoques ; mais il est sûr, par les paroles de Jamblique [4], qui sont citées là même [5], que c’est seulement Apollon qui est traité d’hyperboréen. Ce serait une chicane tout-à-fait vaine que de critiquer sur cela le journaliste ; puisqu’outre qu’Abaris a pu être chargé de cette épithète, comme on l’a vu dans la première remarque, on sait bien que les auteurs des journaux sont dispensés de la servitude rigoureuse d’une traduction. Je ne dois pas oublier que la flèche d’Abaris était d’or, et qu’elle lui était si nécessaire pour se conduire, qu’il fut obligé d’avouer que sans elle il ne pouvait pas discerner les chemins qu’il devait tenir[6]. Pythagore lui arracha cet aveu en lui faisant une petite malice ; il lui déroba cette flèche, et il fallut alors qu’Abaris, étonné comme un aveugle qui a perdu son bâton, confessât ses nécessités. Cela me fait souvenir de certaines gens qui se vantent de trouver avec leur baguette les chemins perdus. Si tout ce que l’on en dit était véritable, je ne crois point que, toutes compensations faites, leur bâton fût moins merveilleux que la flèche d’Abaris ; car, si d’un côté il n’a point la force de les faire voler, il découvre d’ailleurs, non-seulement les trésors, les métaux, les bornes des champs, les larrons et les homicides ; mais aussi les adultères de l’un et de l’autre sexe. Un grand philosophe, consulté sur une partie de ces faits en 1689, répondit que rien de cela ne se pouvait faire sans le secours de l’action d’une cause intelligente, et que cette cause ne pouvait être autre que le démon[7]. En écrivant ceci, j’apprends que le principal de ces devins à la baguette[8], ayant fait l’été dernier[9] à Lyon des épreuves surprenantes de son art, a été mandé à Paris, et que sur ce grand théâtre il a fait tant de découvertes, qu’il a obligé bien des gens à dire que nous voilà plus en état qu’on n’y fut jamais, de décider, par des phénomènes incontestables, que les démons produisent cent choses, pourvu qu’on les y détermine par le jeu de quelques causes occasionelles, comme est l’application d’un certain bâton[10]. Cela pourrait être d’une efficace rétroactive en faveur du dard d’Abaris ; car pourquoi n’y aurait-il pas eu anciennement une flèche comme celle-là, s’il se trouve aujourd’hui un bâton qui fasse ce que l’on conte de l’homme de Dauphiné ? Ce serait une matière à recherches métaphysiques que cette affectation du bâton ; car l’ancien proverbe, virgula divina, notre phrase commune, le tour du bâton, et ce que les joueurs de gobelets disent à tous coups, par la vertu de ma petite baguette, semblent tirer leur origine de l’usage fréquent que la tradition commune donne au bâton dans les sortiléges. Quelles vertus n’attribuait-on point anciennement à la verge de Mercure ? Les ailes d’or qu’il mettait à ses talons n’étaient point tellement le principe de son vol, que sa verge n’y concourût aussi avec une vertu très-puissante, et il semble même qu’elle lui ait servi de cheval :

Et primùm pedibus talaria nectit
Aurea, quæ sublimem alis, sive æquora suprà,

  1. Nouvel. de la Répub. des Lett. octob. 1686, art. 1.
  2. Bibliot Univers., tome II, pag. 132.
  3. Petit, ubi suprà, pag. 108.
  4. Voyez-les ci-dessus, citation (4).
  5. À la page 199 de M. Petit.
  6. Jamblichus, ubi suprà, pag. 131
  7. Le P. Malebranche, dans le Mercure Galant du mois de janv. 1693.
  8. Jacques Aymar, paysan de Saint-Véran en Dauphiné.
  9. En 1692.
  10. Voyez ci-après la remarque (G).