Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/123

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moi… Je vais voir Félicité… Elle dira oui… nous reprendrons nos noces… nous habiterons la Fromentière ».

Mais la force s’épuisait. Peu à peu l’engourdissement gagna. Les mouvements se ralentirent. Mathurin Lumineau cessa de voir. Il continua de frapper les talus, au hasard, du bout de sa perche qui ne savait plus où elle touchait. Et tout à coup, dans une eau libre, dans un pré inondé où elle avait pénétré par une dépression des levées, la yole n’avança plus. Les doigts lâchèrent la ningle qui tomba. Les yeux s’agrandirent d’épouvante. L’infirme sentit que la mort montait de ses jambes à son cerveau. Il se redressa, et appela dans la nuit, d’une voix formidable :

— Félicité ? Père ?

Puis le corps oscilla un moment, la main commença un signe de croix, et l’homme s’abattit, la bouche encore ouverte, le long des planches de la yole…

Dans le dédale des fossés, une autre yole courait, menée à toute vitesse. Elle portait à l’avant, rasant les eaux, une lanterne accrochée à un bâton, étoile menue qui fouillait les canaux, balancée par la marche et secouée par le vent. Le père avait découvert la fuite de Mathurin, et il le cherchait. Autour de lui les oiseaux se levaient aussi. Des ailes blanches passaient dans le rayon de lumière. « Engeance, murmurait le métayer, dis-moi donc où il est ? Mais que disaient les milliers de voix qui répondaient ? A chaque carrefour des canaux, il montait sur l’arrière de sa yole, et, tourné successivement vers les quatre vents du ciel, il jetait, de toutes ses forces, le nom de son enfant. Deux fois, des chasseurs regagnant leur motte verte, des fermiers ouvrant leur fenêtre, avaient demandé du fond de l’ombre :

— Que veux-tu ?

— Mon fils !

Les voix n’avaient plus rien dit.

Une troisième fois, Toussaint Lumineau crut entendre un cri bien faible, bien lointain, dans les brumes, et, quittant le canal qui va droit au Perrier, il se porta sur la gauche. De distance en distance il appelait encore, mais, n’entendant plus rien, craignant de faire fausse route, il prenait la lanterne et l’approchait des bords, afin de relever les traces de ningle, s’il y en avait. A quelques