Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/94

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Monsieur Henri… Bien souvent il a tapé contre ma porte avec le bout de cette canne là : « Pan ! pan ! pan ! Es-tu là, mon vieux Lumineau ? » André, quand tu seras le maître à la Fromentière…

Le jeune homme, qui était derrière le métayer, sentit, à ces mots-là, tout son courage se fondre. Il ne put retenir ses larmes, et craignant que le père ne se détournât vers lui, il se recula silencieusement, du côté de la porte.

Toussaint Lumineau ne l’entendit pas. Il continua :

— Quand tu seras le maître à la Fromentière, tu ne verras plus jamais nos maîtres. Je croyais que la métairie ne serait pas vendue… Je l’espère encore un peu, mais nos marquis ne reparaîtront plus… Mon gars, les temps qui viennent pour toi ne ressembleront pas à ceux que j’ai connus !

Driot pleurait, en regardant les vieux murs de la salle, à l’endroit où ils étaient usés par l’épaule des Lumineau.

— Ne t’en fais pas de chagrin, mon petit : si les maîtres s’en vont, la terre reste !

Driot pleurait, en regardant le chapelet de la mère Lumineau, pendu au chevet du lit.

— La terre est bonne, quoique tu aies mal parlé d’elle. Tu le reconnaîtras.

Driot pleurait en regardant Mathurin.

— Tu te feras à elle, et elle aussi se fera à toi !

Driot pleurait en regardant le père, qui maniait toujours la canne blonde.

Il considéra un peu de temps, dans la lumière de la lampe, les mains lasses, les mains calleuses, entaillées de blessures faites au service de la famille, pour la secourir et l’élever, les mains jamais découragées. Et poussé par le respect, par le chagrin aussi, il fit une chose qui ne se faisait plus à la Fromentière, depuis que les fils étaient grands et que la mère était morte. Il s’avança dans l’ombre derrière le père, se pencha, et embrassa l’ancien sur son front ridé.

— Brave gars ! dit Toussaint Lumineau, en lui rendant son baiser.

— Je vais me coucher, murmura André : je n’en peux plus !

Il serra la main de Mathurin, d’une étreinte rapide.