Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/378

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à Marin) : or Bertrand n’a pas consigné ce fait contre Marin (qui tient la bourse de tous deux), donc Gardane est un imposteur de l’avoir dit. Et l’on appelle cela des défenses ! C’est du bel et bon galimatias double, où l’auteur ne s’entend pas plus qu’il ne se fait entendre aux autres. Réellement je vous croyais plus avancé dans la composition. Mais ceci me paraît être du Marin tout pur.

C’est encore une chose assez curieuse que de voir comment ces messieurs s’accordent sur les faits. Je prends au hasard le premier trait qui me tombe sous la main ; et il est d’autant plus grave, qu’il s’agit ici de la première impression que firent sur tout le monde la colère et les menaces de M. Goëzman, et que cette impression, qui a dirigé les premières démarches de chacun, a dû au moins laisser d’elle un souvenir très-net. Écoutons raconter ces messieurs. « Sitôt que je l’appris, dit Bertrand (page 8 de ce mémoire), j’allai chez le sieur Marin, et je le priai instamment de voir M. Goëzman, et d’engager ce magistrat à se trouver chez lui, où je me rendrais, et tâcherais de l’engager à ne faire aucun éclat. Sitôt que je l’appris, dit Marin (page 3 de son mémoire), je m’efforçai de persuader au sieur Bertrand de voir M. Goëzman, et de lui dire tout ce qu’il savait. »

Je ne vous le fais pas dire, messieurs, je vous copie fidèlement : mais quelle volupté pour moi de montrer à la cour le doux ami Marin et le grand cousin Bertrand, à genoux l’un devant l’autre, sur le fait le plus important du procès ! Marin, les bras étendus, s’efforçant de persuader à Bertrand (qui résistait apparemment) de voir M. Goëzman pour l’apaiser ; et Bertrand, les mains jointes, suppliant instamment Marin (qui sans doute n’en voulait rien faire) de lui procurer l’occasion de voir ce magistrat pour l’apaiser.

Et pourquoi tant de maladresse, je vous prie ? Pour tâcher de persuader au public que j’avais grand’peur, et que Marin et Bertrand me rendaient à l’envi le signalé service d’intercéder pour moi auprès de M. Goëzman.

Mais cette contradiction entre les deux compatriotes jette un grand jour sur ce qu’ils ont tant intérêt de cacher à la cour, le conseil donné par Marin de changer la déposition. On a vu Bertrand (page 8 de son mémoire) prier le sieur Marin de l’aboucher avec M. Goëzman pour l’apaiser. Mais voici bien autre chose (page 10). Le sieur Marin me conseilla d’aller voir M. Goëzman, qui me recevrait bien ; il ajouta que ce magistrat, instruit par moi-même de tous les faits, prendrait sans doute des moyens pour arrêter les suites de cette affaire ; qu’il ne fallait pas que l’amitié que je portais à la maison du sieur de Beaumarchais me fît manquer aux égards qu’on devait à un magistrat honnête, intègre et vertueux. Je rentrai chez moi ; j’étais troublé de tout ce qui se passait ; absorbé dans mes idées, on s’aperçut de cette altération. On me questionna beaucoup ; je rendis compte de la situation de mon âme : je dis que j’étais occupé du conseil que le sieur marin m’avait donné, d’aller voir ce soir M. Goëzman. Que dirai-je ? comment me recevra-t-il ? Ma déposition est faite ; que résultera-t-il de cette visite ? J’aime mieux ne point aller chez lui.

Ainsi donc, le sieur Bertrand, si empressé d’aller voir M. Goëzman, et qui demandait si instamment au sieur Marin l’entrevue avec ce magistrat, est troublé, et n’ose plus se présenter chez lui sitôt qu’il a déposé : Que lui dirai-je ? comment me recevra-t-il ? Ma déposition est faite. Mais puisque cette déposition faite troublait le sieur Bertrand et l’éloignait de M. Goëzman, pourquoi le sieur Marin, qui n’ignorait pas la déposition, insistait-il à l’y envoyer ? pourquoi l’encourageait-il à faire cette démarche ? Et lorsqu’il dit (selon Bertrand) qu’il ne fallait pas que l’amitié qu’il portait à la maison du sieur de Beaumarchais lui fît manquer aux égards dus à un magistrat honnête, intègre et vertueux, ne supposait-il pas que la famille de Beaumarchais avait suggéré la déposition du sieur Bertrand ? ne préjugeait-il pas en faveur de M. Goëzman ? n’engageait-il pas le sieur Bertrand à aller voir ce magistrat, pour convenir des moyens qu’il y aurait à prendre, afin de faire une déposition différente de celle que le sieur Bertrand avait faite, et que le sieur Marin supposait dictée par la famille de Beaumarchais contre un magistrat respectable et vertueux ?

Voilà donc en substance le conseil de changer la déposition donné par Marin, et l’injure faite à la famille de Beaumarchais, constatés par les mémoires de ces messieurs ; injure que le sieur Marin, comme on le voit, préméditait d’avance, et qu’il a prodiguée depuis dans son mémoire.

Reste à jeter, M. Bertrand, un coup d’œil sur votre confrontation avec le docteur Gardane, dont vous nous donnez une version à votre manière, c’est-à-dire bonne pour ce qui vous profite, et louche sur ce qui l’intéresse.

Vous avez là une singulière maladie ! mais ce docteur dont le cerveau est bien entier, ses deux lobes également sains, vient de présenter une requête au parlement, afin d’obtenir une réparation d’honneur, avec affiche de l’arrêt, pour toutes les horreurs dont vous avez voulu le souiller : cela ne fait rien à notre affaire.

Mais ce qui y fait beaucoup est la partie de cette confrontation où ce médecin vous reproche d’être venu, pâle et l’air égaré, chez la dame Lépine, un jour, devant neuf personnes, lui dire : « Mon ami, tâtez-moi le pouls, je dois avoir la fièvre. Ah ! messieurs, je viens de les prendre les mains dans le sac : c’est une horreur, je suis perdu ; vous l’êtes aussi, M. de Beaumarchais. Je viens de dîner chez une dame avec quatre conseillers de grand’chambre, qui, ne me connaissant pas, se sont expliqués sans ménagement sur l’affaire,