Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/398

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Si l’incorruptible fait faire une déclaration à ce pauvre honnête homme, qu’il en fabrique la minute, qu’il la confie à ce témoin, qu’il change le sens de la copie qui lui reste, en y commettant des faux très-grossiers ; qu’il n’y ait ni suite ni plan dans sa conduite, afin que tout puisse un jour servir à le confondre dans ses vues iniques, comme mon ennemi son homme de lettres, et qui écrit d’une façon si modérée.

Telle eût été ma prière ardente ; et si tous ces points m’avaient été accordés, encouragé par tant de condescendance, j’aurais ajouté : Suprême bonté, s’il est encore écrit que quelque intrus doive s’immiscer dans cette horrible affaire et prétendre à l’honneur de l’arranger, en sacrifiant un innocent et me jetant moi-même dans des embarras inextricables, je désirerais que cet homme fût un esprit gauche et lourd ; que sa méchanceté maladroite l’eût depuis longtemps chargé de deux choses incompatibles jusqu’à lui, la haine et le mépris public. Je demanderais surtout qu’infidèle à ses amis, ingrat envers ses protecteurs, odieux aux auteurs dans ses censures, nauséabond aux lecteurs dans ses écritures, terrible aux emprunteurs dans ses usures, colportant les livres défendus, espionnant les gens qui l’admettent, écorchant les étrangers dont il fait les affaires, désolant, pour s’enrichir, les malheureux libraires, il fût tel enfin dans l’opinion des hommes, qu’il suffît d’être accusé par lui, pour être présumé honnête ; son protégé, pour être à bon droit suspecté : donne-moi Marin.

Que si cet intrus doit former le projet d’affaiblir un jour ma cause en subornant un témoin dans cette affaire, j’oserais demander que cet autre argousin fût un cerveau fumeux, un capitan sans caractère, girouette à tous les vents de la cupidité, pauvre hère qui, voulant jouer dix rôles à la fois, dénué de sens pour en soutenir un seul, allât, dans la nuit d’une intrigue obscure, se brûler à toutes les chandelles, en croyant s’approcher du soleil ; et qui, livré, sur l’escarpolette de l’intérêt, à un balancement perpétuel, en eût la tête et le cœur étourdis au point de ne savoir ce qu’il affirme, ni ce qu’il a dessein de nier : donne-moi Bertrand.

Si quelque auteur infortuné doit servir un jour de conseiller à cette belle ambassade, j’oserais supplier ta divine providence de permettre qu’il y remplît un rôle si pitoyable, que, bouffi de colère et tout rouge de honte, il fût réduit à se faire à lui-même tous les reproches que la pitié me ferait supprimer. Heureux encore quand une expérience de soixante-quatre ans et demi ne lui aurait pas appris à parler, que cet événement lui apprît au moins à se taire ! donne-moi Baculard.

Que si, pour achever d’exercer ma patience et me mieux tourmenter, quelque magistrat d’un beau nom doit se déclarer le protecteur, le conseil et le soutien de mon ennemi, j’oserais demander qu’il fût choisi entre mille, d’un caractère léger, et tel que ses imputations n’obtinssent pas plus créance contre moi, que ses outrages publics ne doivent m’ébranler ni me nuire. Je sais que mon désir est difficile à satisfaire, mais rien n’est impossible à ta puissance…

Enfin, si dans la foule des maux prêts à m’accabler, si dans la nécessité d’un procès aussi bizarre, cet Être bienfaisant m’eût laissé le choix du tribunal, je l’aurais supplié qu’il fût tel que, tout près encore de la naissance de ses augustes fonctions, il pût sentir que l’expulsion d’un membre vicié l’honorerait plus aux yeux de la nation que cent jugements particuliers, où les murmures des malheureux balancent toujours l’éloge que les heureux sont tentés de donner. Je l’aurais demandé ainsi, parce que j’aurais cru n’être point exposé à voir sortir de ce tribunal un jugement équivoque, sous les yeux d’un peuple éclairé, plein de sagacité, d’esprit et de feu, et qui, toujours plus prompt à blâmer qu’à prodiguer la louange, rendrait chaque magistrat attentif et sévère sur sa façon de prononcer.

Eh bien ! dans mon malheur, tout ce que j’aurais ardemment désiré, ne l’ai-je pas obtenu ? L’acharnement de mes ennemis les a rendus peu redoutables ; leur nombre les a livrés au défaut de liaison si nécessaire en tout projet : la haine les a conduits à l’aveuglement : chacun de leurs efforts pour m’arrêter n’a fait qu’accélérer ma marche et hâter ma justification.

Combien de fois m’étais-je dit, pendant ces temps de trouble : Je n’aurai pas la faiblesse de me faire un besoin de l’estime universelle, plus que je n’ai l’orgueil de croire la mienne utile à tout le monde ! Avouons-le de bonne foi, force n’est pas bonheur : il faut une vertu plus qu’humaine pour être heureux étant mésestimé ; mais je n’en ai que mieux goûté depuis combien l’estime publique est douce à recueillir. Aujourd’hui je sens toute la fermeté de mon cœur s’amollir, se fondre de reconnaissance et de plaisir, au plus léger éloge que j’entends faire de mon courage ou de mon honnêteté.

Si j’ajoute à cela les offres multipliées de secours et de services d’une foule d’honnêtes gens, et les consolations particulières de l’amitié, vous conviendrez que l’exemple vivant d’une heureuse compensation du mal par le bien est ici joint aux enseignements de la plus douce philosophie :

Sunt quoque gaudia luctus. (Ovide.)
Et les chagrins aussi sont mêlés de plaisir.

Quant au procès que je défends, indépendamment de la justice de ma cause, sur laquelle se fonde ma sécurité, je ne vois ici qu’un événement qui, tout bizarre qu’il est, mériterait peu d’arrêter les regards, sans la qualité, la quantité de mes ennemis, et sans mon courage à repousser leurs traits. Mais, pour obtenir la justice que j’attends,