Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/409

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« Les deux propositions contraires ne pouvant être vraies en même temps, prouver par toutes les pièces du procès que M. Goëzman a suborné le Jay, en suggérant, minutant et dictant ses déclarations, et m’a calomnié dans sa dénonciation, n’est-ce pas détruire le fantôme absurde, insoutenable, d'une intention de corrompre, qui, quand elle eût existé, devient nulle au procès, puisque rien au monde n’en peut fournir de preu et •[Lien affaire criminelle tout est de fait, et rien jomption ? Ramenant ensuite ce plaidoyer à la question qui m’a été faite par M. le premier président, je réponds : «Oui, j’ai donné de l’argent pour obtenir des audiences de M. Goëzman ; et Non, je n’en ai pas donné pour le corrompre. C’est aussi trop l’avilir que de supposer que j’aie cru ce magistrat corruptible, et corruptible au misérable prix de vingt-cinq ou cinquante louis, que ma sœur avait jugés suffisants pour le soin dont elle était chargée. Je supplie la cour de ne point perdre de vue cette réflexion en jugeant le procès. »

te je finissais ma réponse, je me sentis violemment tiraillé par une crampe à la jambe, qui ne me permit pas de poursuivre. Je suppliai la cour de vouloir bien suspendre un moment la séance, forcé de convenir que je souffrais incroya-A l’instant le ton de l’humanité, de la bonté, de l’intérêt, succéda, dans la bouche de tout le monde, à l’austère majesté d’un interrogatoire ; et je fus vivement touché de l’indulgence avec laquelle .Messieurs m’ordonnèrent unanimement de m’asseoir sur un banc des avocats, et me permirent d’étendre ma jambe douloureuse sur un autre banc. Je ne rapporte ici cette légère circonstance que pour détruire, par l’exposé le plus vrai, les bruits qui se répandirent le soir même dans Paris, qu’on m’avait fait au palais des questions si foudroyantes, que je m’en étais trouvé mal, et avais été longtemps sans connaissance. Après un peu d’intervalle, 51. le premier président reprit la parole, et me dit :

— « Vous convenez donc que vous avez donné cent louis pour avoir audience ? »

— Oui, monseigneur.

— « Vous convenez qu’une audience vous a été accordée ? »

— Oui, monseigneur.

— « Vous convenez que madame Goëzman vous a fait remettre volontairement les cent louis ?

— Oui, monseigneur. — À toutes ces questions, comme on voit, les réponses les plus simples de ma part.

— « Mais, si madame Goëzman ne vous eût pas fait rendre vos cent louis, les eussiez-vous exigés d’elle ? >>

— Pardon, monseigneur, si j’observe que ce que j’aurais fait est étranger à la cause, et que c’est seulement de ce que j’ai fait qu’il s’agit. Cependant voici ma réponse : Je crois fermement que j’aurais eu le droit de me plaindre, car je n’avais pas demandé une audience, mais des audiences ; re que la cour, en rendant M. Goëzman partie au procès, voudra bien me donn* sion de le confondre sur la fausseté des audiences qu’il prétend que mes amis ou moi avons reçues de lui. Je n’avais donc pas demandé une seule audience, mais des audiences ; et le prix de cent louis, dans mon idée, ayant plus de rapport à l’état de la personne qui m’obligeait qu’à la nature du service qui m’était rendu, je me serais sans doute plaint à la dame du peu de délicatesse de son procédé ; mais je crois pourtant que j’aurais fini par lui laisser les cent louis.

— « Puisque vous lui auriez laissé les cent louis, pourquoi donc lui avez-vous redemandé les quinze louis ? Il y a ici contradiction dans votre conduite. »

— Il n’y en a point, monseigneur : j’aurais pu laisser les cent louis à madame Goëzman, quoiqu’elle les eût mal acquis, parce que j’avais consenti qu’on les lui remît pour elle-même ; et j’ai cru devoir lui redemander les quinze louis, parce qu’elle les avait exigés pour un secrétaire auquel ils n’ont pas été remis. L’argent manquant sa destination doit être rendu à celui qui ne l’a donné que pour un usage indiqué. Hors de cet usage prescrit, toute autre destination à lui inconnue est un vol, une escroquerie : aussi la malhonnêteté du moyen que cette dame avait employé pour s’approprier mes quinze louis me parut-elle mériter la petite leçon que je lui donnai par ma lettre du 21 avril, mais lettre secrète, et tournée de façon à citer à la dame l’envie de la publier ; aussi n’est-ce pas ma faute si, par l’imprudence de mes ennemis, la leçon est devenue publique. En un mot, tel homme veut bien donner cent louis, qui ne veut pas être dupé de quinze ; et j’avoue à la cour que je suis cet homme-là.

Après ma réponse. M. le premier président réfléchit un moment ; puis il me demanda :

— < Comment ce Bertrand Dairolles, qui était votre ami, est-il devenu subitement votre ennemi ? »

— Monseigneur, il me semble que ceci ne touche pas le fond de la question sur laquelle je subis interrogatoire.

— " J’ai droit, monsieur, de vous interroger sur la fin, sur le commencement, le fond ou les accessoires du procès, à ma volonté. »

— Ce n’est pas, monseigneur, pour contester un droit très-respecté, que j’observe ; mais si pour faire remarquer à la cour que, dans la partie de l’interrogatoire qui se rapporte à la corruption, je suis accusé, et qu’en tout le reste je suis accusateur ; ce qui doit mettre une très-grande différence dans ma façon de répondre, et me faire sortir, pour éclaircir les faits, de la concision qui