Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/419

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gagna près de cent mille livres la nuit : l’ambassadeur le fit chasser ; on se plaignit à M. d’Ossun, qui lui ordonna de sortir d’Espagne vite, où il laissa tout, habit, linge, pour s’en aller bien vite à cheval ; il aurait été pourrir en cachot, et ce n’est pas là des contes. J’ai écrit pour avoir la preuve, et lever la plainte de mon parent, qui est publique pour faits de violence et friponnerie ; il a fait un conte différent du vrai en France ; mais vous aurez plus de témoins qu’il en faut, parce qu’ayant chez lui le vrai, dans le temps qu’on a fait inventaire chez lui, il a voulu arracher les papiers à la justice, qui les a lus malgré lui, et tous l’ont connu pour ce qu’il est ; faites-en ce qu’il vous plaira, vous ou M. Goëzman. Voilà pour le payer du baptême, qui est une chose très-innocente. Une femme qui était son amie, vous entendez, là-bas, veut bien conter les choses comme lui, quand ils en parlent ; mais nous avons, Dieu merci, toutes les preuves, les lettres, et tout. Il vous défie ? eh bien ! défiez-le de se justifier sur sa coquinerie d’Espagne, sur sa sœur ; et, s’il ose parler, comme il ne dira que des mensonges, il sera pris ; nous fondrons tous sur lui, comme pour instruire de tout contre un si grand imposteur ; et une fois bien démasqué là-dessus, il faut qu’il s’enfuie tout le reste de sa vie. Il n’y a rien qui vaille ça ; et M. Portuguès, et M. Lianos, et M. Pachico, et autres personnes du conseil du roi, à Madrid, tous amis de mon parent, donneront leur attestation, et on fournira tout au parlement, on peut en être sûr. S’il n’avait pas été protégé par M. d’Ossun avant que l’ambassadeur sût la vérité, jamais il n’aurait revu le jour ; M. d’Ossun s’en est bien repenti après l’affaire du jeu. Il l’a écrit aux Dames : c’est la vraie cause secrète qu’elles n’ont plus voulu que le fripon approchât d’elles à Versailles ; mais voilà ce qu’on ne dit pas tout haut. Encore un petit moment, je suis avec bien de l’empressement et à votre service et celui de tous les honnêtes gens qui sont les ennemis de ce fripon-là,

Monsieur,
Votre très-humble et obéissant serviteur.

Voulez-vous m’envoyer votre mémoire et autres par mon laquais ? Je les ferai passer à Madrid par le premier courrier : ça fera plaisir à tout le monde.

Cette misérable lettre n’est point signée, ou parce que l’original lui-même est anonyme, ou parce qu’on n’a pas voulu, en me l’envoyant, mettre le nom de celui qui l’avait écrite, dans la crainte de mes recherches. Les uns disent qu’elle est d’un ambassadeur ; les autres, d’un homme venu d’Espagne avec M. le comte d’Aranda ; d’autres, qu’elle est signée d’un gentilhomme arrivé depuis peu. Jamais gentilhomme n’a écrit de ce style. Quoi qu’il en soit, en attendant que ce gentilhomme de cuisine ou de gazette fasse venir ses preuves d’Espagne, et les fournisse à Marin pour en guirlander son mémoire, voici ma réponse à la lettre échappée du tripot.

Quelques notions confuses d’une querelle d’éclat que j’eus en 1764 à Madrid ont fait sans doute espérer à mes ennemis qu’ils pourraient établir une nouvelle diffamation sur cette aventure ignorée en France, et sur laquelle il resterait au moins des soupçons affreux contre moi, de quelque façon que j’entreprisse de m’en justifier après dix ans de silence, et à quatre cents lieues de l’endroit de la scène.

Et moi, pressé de relever des faits aussi graves, je vais tout uniment ouvrir les mémoires de mon voyage d’Espagne en 1764, et donner en 1774 à ce fragment de ma vie une publicité qu’il ne devait jamais avoir.

Dans un événement aussi extraordinaire que celui dont je vais rendre compte, tout ne peut être à mon avantage ; et, quoi que je fasse, il me sera toujours reproché par les uns d’avoir mis trop de fierté dans ma conduite ; par les autres, cette fierté sera peut-être appelée arrogance : mais un jour, mieux connu, et toutes mes actions se servant d’appui, l’on finira par trouver que je n’ai mis à celle-ci ni dureté ni arrogance, mais seulement une fermeté d’âme que l’orgueil de bien faire a quelquefois exaltée.

S’il se mêle un peu d’amour-propre à faire le bien, cet amour-propre est de la plus noble espèce. Loin de le regarder comme un mal, et sans nous donner pour meilleurs que nous ne sommes en effet, il faut avouer que le bonheur d’être estimable tient beaucoup à l’honneur d’être estimé. Rois, sujets, grands et petits, tous sont affamés de la considération publique. Heureux celui qui ne l’a jamais perdue ! plus heureux mille fois celui qui, n’ayant pas mérité de la perdre, a pu enfin la recouvrer ! C’est à quoi je travaille nuit et jour.

Je remercie mes ennemis de la sévère inquisition qu’ils établissent sur ma vie. Cette liberté dans les procès a au moins cela de bon, que la crainte d’être diffamé à la première querelle peut retenir dans le devoir nombre de gens dont les principes ne sont pas assez certains. Je rends grâces à ces messieurs des occasions qu’ils me fournissent sans cesse de me justifier ; mais je prie le lecteur de se souvenir que, quelque extraordinaire que lui paraisse ce qu’il va lire, ma précédente réponse au comte de la Blache, sur l’incroyable fait des lettres supposées de Mesdames, n’offre rien de plus évident ni de plus respectable que les preuves dont j’appuierai cette étonnante narration.


année 1764.
Fragment de mon voyage d’Espagne.

Depuis quelques années j’avais eu le bonheur de m’envelopper de toute ma famille. L’union, la joie,