Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/553

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rollais, qui se trouve en effet au haut de la Nouvelle-France, où je restai le temps nécessaire pour remplir les formalités de sortie de la prisonnière ; puis il nous ramena, après minuit sonné, près de l’Apport-Paris, où demeurait cet accoucheur, chez lequel je la déposai.

Voilà sur quel fondement ils ont bâti la déposition calomnieuse du cocher, et l’absurde supposition que j’eusse été prendre chez elle une dame emprisonnée depuis six mois, pour la conduire chez un homme absent de France, deux mois après sa détention. Notez que ce cocher, ainsi que les autres témoins que ces messieurs ont salariés, ont tous fixé, sans le vouloir, l’époque juste de mes premières relations avec la dame Kornman.

Toutes les fois, disent-ils, qu’elle venait dans la maison de notre maître, on lui apportait un enfant auquel elle donnait à téter. Le fait est véritable. Or elle était donc accouchée, puisqu’elle allaitait son enfant ! Mais elle n’est accouchée que deux mois après être sortie de l’affreuse prison où elle en avait resté six : ce qui, avec le temps nécessaire à ses couches, reporte en mars 1782 l’époque où cette dame m’a fait l’honneur de venir chez moi. C’est depuis ce temps seulement que j’ai eu celui de la voir, et de lui offrir mes services dans les divers quartiers où elle a successivement logé.

Tous ces détails sont fastidieux, mais la calomnie les commande ; et comme elle se traîne ici dans la fange, on est forcé de se baisser pour l’élever et l’exposer au jour, en la tirant avec dégoût par ses longues et hideuses oreilles.

J’ai dit que M. Le Noir me permit d’accompagner le sieur Page, médecin accoucheur, aux secours duquel on confiait la malheureuse incarcérée, lorsqu’il fut la tirer de la maison de force, en plein hiver, en pleine nuit, le 29 décembre 1781 ; j’ai dit combien je fus touché de sa douleur, de sa reconnaissance ; j’ai dit comment tout se passa, comment je les remis de ma voiture à la porte de l’accoucheur, en la recommandant aux soins intéressés de cet homme chargé d’en répondre au gouvernement jusqu’à ce qu’elle fût rétablie. Je crus ma mission terminée ; et pendant six semaines qu’elle habita le plus incommode séjour, je ne l’y vis qu’une seule fois, fortement invité par elle dans un moment où on la croyait en danger. La déposition de cet homme et celle de l’infortunée sont dans les mains de M. l’avocat général. La calomnie est démontrée, et la preuve est faite au procès.

Cependant la dame Kornman était accouchée ; elle plaidait contre son mari, et le mari contre sa femme, sur différents objets et dans différents tribunaux. La mainlevée provisoire de la lettre de cachet n’en détruisant pas l’existence, on pouvait arrêter de nouveau la dame Kornman sans qu’il fût besoin d’un autre ordre. Mais le mari, qui s’occupait à ébaucher des traités avec elle, et qui les rompait brusquement, qui plaidait de nouveau, puis recommençait les traités quand la frayeur d’un jugement le pressait d’amadouer sa femme, avait tellement oublié l’ordre de détention et sa mainlevée seulement provisoire ; cette lettre de cachet était même à tel point sortie de la mémoire de tout le monde, que depuis six années le mari, ni la femme, ni le gouvernement, ni moi, nous n’y avons non plus songé que si elle n’eût jamais existé. Cependant elle est dans toute sa force, et la dame Kornman n’est libre que par l’oubli total qu’on a fait qu’elle ne l’est pas.

Or, par une logique digne du sage esprit de nos deux adversaires, c’est l’obtention en 1781 de cette mainlevée provisoire d’une lettre de cachet oubliée six années, qui sert aujourd’hui de prétexte à la vexation dégoûtante que ces ennemis nous suscitent. Je supplie le lecteur de peser de sang-froid cette circonstance majeure, trop oubliée dans les plaidoiries du Palais. Quel est donc leur projet ? — Lecteur, ayez patience, et vous serez instruit de tout. Avant la fin de ce mémoire, vous le connaîtrez parfaitement.

seconde imputation calomnieuse dont je dois me justifier
Affaire des Quinze-Vingts.

Le précepteur des enfants Kornman, dans le premier libelle qu’il a fait pour leur père, m’impute d’avoir, sans aucun autre droit que mon avide cupidité, voulu m’emparer de la grande affaire des Quinze-Vingts ; de l’avoir amoindrie, dénigrée, pour l’obtenir à meilleur compte ; et d’avoir menti sciemment en disant et en écrivant que j’avais, sans nul intérêt personnel, examiné sévèrement cette affaire (dont on appréhendait la ruine), à la vive sollicitation de personnes du plus haut rang, qui avaient intérêt et qualité pour désirer d’en être instruites.

Si mes deux adversaires avaient à repousser une pareille inculpation, ils répondraient : Où est le mal ? les affaires sont à tout le monde ; on se les dispute, on les joue ; le plus habile a la partie. Une telle réponse est digne des ennemis que je combats. Mon honneur en exige une autre ; et je supplie les magistrats, à qui seuls elle est adressée, de la juger à la rigueur.

Certes, si j’ai voulu ravir l’entreprise des Quinze-Vingts à ses premiers propriétaires, et si j’ai mis indécemment en jeu des noms augustes et respectés pour couvrir mon projet honteux, je mérite bien les injures dont m’accablent depuis deux ans le sieur Kornman et son précepteur, et jusqu’à l’avocat de ce précepteur-là, lequel, ces jours derniers, plaidait au parlement devant quatre mille personnes, qu’il me défiait de présenter la moindre preuve d’une prière qui m’eût été faite, ou d’une mission qui m’eût été donnée