Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/593

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cités, car je n’en ai jamais fait à personne, quoique, pour les plus grands bienfaits, j’aie éprouvé, j’ose le dire, une ingratitude constante, inouïe, presque universelle.

J’ai subi, entre autres tourments, cinq procès très-considérables.

Le premier en Espagne, pour les intérêts d’une sœur mourante, au secours de qui je courus. Le crédit de mon adversaire manqua de m’y faire périr. Grâce au ministre M. Whall, le roi d’Espagne me rendit la justice la plus éclatante, chassa mon ennemi de ses places, et le fit traîner en prison, malgré mes efforts généreux pour faire modérer sa peine.

Mon second procès fut contre l’héritier Duverney. Après l’avoir gagné aux requêtes de l’hôtel, puis perdu par appel, au rapport d’un M. Goëzman ; avoir fait casser cet arrêt inique au conseil ; m’être vu renvoyé, pour le fond, au parlement d’Aix : après cinquante-trois séances et l’examen le plus sévère, ce parlement a condamné le légataire Duverney à me payer la somme de 80,000 fr. ; surtout l’a condamné en 12,000 francs de dommages-intérêts envers moi, pour procédures tortionnaires, et pour raison de la calomnie. C’était pour obtenir ce substantif dans un arrêt, que je plaidais depuis huit ans. Le reste me touchait fort peu. J’employai cet argent à marier de pauvres filles, et je partis de la Provence comblé des félicitations des riches et des bénédictions des pauvres. Mon adversaire lui-même eut à se louer de ma noblesse : à la prière de ses amis, je modérai les frais énormes auxquels il était condamné, en lui accordant un long terme pour me payer toute la dette : car ma colère s’éteint toujours au moment où finit le combat.

Le troisième, si connu, fut mon fameux procès contre le conseiller Goëzman. Alors l’iniquité fut portée à l’excès. J’aurais dû périr mille fois ; mon seul courage m’a sauvé. Quatre ans après, le parlement de Paris, sur un ordre émané du roi de revoir cette affaire, m’a rendu, par un arrêt d’éclat, l’état de citoyen qu’un autre arrêt m’avait ravi.

Un quatrième grand procès m’a été intenté par les héritiers de ma femme. Après quinze ans d’une spoliation avérée, ils m’ont plaidé, vexé, dénigré pendant dix ans consécutifs ; puis, trois arrêts du parlement de Paris les ont condamnés envers moi en tous les dommages, les frais, les capitaux, les intérêts du procès : et comme toute leur fortune ne suffisait pas au payement, ils se sont jetés à mes pieds ; et je leur ai fait grâce d’une partie de ma créance, en consentant que tout le reste ne me rentrât qu’après leur mort. Puissent-ils en jouir longtemps !

Mon cinquième et dernier procès est celui de ce Kornman. On sait avec quelle fureur ils ont acharné contre moi la populace de la plume, tous les meurt-de-faim de Paris, et comment un célèbre arrêt les a bien déclarés mes calomniateurs. Mais ce qu’on ne sait pas encore, c’est comment l’honnête Kornman, qui faisait plaider au palais que la dot de sa femme était déposée, prête à rendre, a tout soldé depuis l’arrêt, par une belle déclaration « qu’il ne possède rien au monde ; que, suivant un accord honnête entre son frère et lui, la maison même qu’il occupe et les meubles qui la garnissent appartiennent à ce frère depuis l’époque de la banqueroute qu’ils firent en 1782. » Ô malheureuse mère ! épouse infortunée ! c’était bien la peine de plaider si longtemps, pour arriver, après l’arrêt, à la conviction douloureuse que votre bien était dilapidé ! Voilà donc, grâce à votre époux, l’affreux sort qui vous attendait !

Telle est l’espèce de gens qui me poursuit encore, en armant sourdement contre moi ce qu’il y a de plus vil à Paris. Que serait-ce donc, juste ciel, si j’eusse perdu tous ces procès ; puisque, les ayant tous gagnés, mes calomniateurs trouvent encore le secret de troubler ma vie sans relâche ; puisque mille gens dans le monde, qui ne réfléchissent sur rien, se rendent les tristes échos des horreurs et des turpitudes que ces brigands leur soufflent aux oreilles ?

Maintenant voulez-vous savoir de quoi ma vie est glorifiée ?

Pendant huit ans la famille royale, et M. le Dauphin, père du roi, ont, au vu de toute la France, honoré ma jeunesse d’une bienveillance particulière.

Ayant eu, depuis, le bonheur de rendre un grand service à l’École militaire, de faire doter cet établissement, ouvrage de M. Duverney, ce vieillard vénérable a toujours conservé pour moi la plus vive reconnaissance. Il m’a très-tendrement aimé. Je lui dois le peu que je vaux.

Puis le feu prince de Conti, qui combattit si fièrement les attentats de nos ministres lors de la subversion de la magistrature, m’a honoré jusqu’à sa mort d’une tendresse paternelle. Tout Paris a su que le jour qu’un très-inique arrêt m’honora, même en me blâmant, ce prince me fit l’honneur de venir lui-même chez moi me prier à souper, avec toute la France, au Temple, en me disant d’un ton céleste : « Monsieur, nous sommes, je crois, d’assez bonne maison, mon neveu et moi, pour donner l’exemple au royaume de la manière dont on doit traiter un grand citoyen comme vous. » On juge si je me prosternai.

Enfin, et sans parler de mes liaisons politiques, je citerai l’estime et l’amitié constante dont m’honora M. le comte de Maurepas, cette âme douce, et le dernier de tant de puissants protecteurs. Tout cela, ce me semble, devrait bien rendre circonspects les gens qui, ne me connaissant point, font le méprisable métier de déchirer un homme pacifique, dont la destinée singulière fut d’avoir ses amis dans l’ordre le plus grand, et ses ennemis dans la boue.