Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/738

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voyez, messieurs, ce qu’il en est de quelques vieillards gens de lettres : plusieurs ont perdu les pensions dont ils vivaient sur les journaux ; l’un d’eux, chargé du poids de plus de quatre-vingts années, pour ne pas mourir de besoin, forcé de faire jouer deux tragédies qu’il gardait depuis trèslongtemps, pour que sa nièce en héritât, va peut-être mourir avant qu’elles aient eu le succès qui peut sustenter sa vieillesse ! S’il les fait imprimer, messieurs, les directeurs de troupes les joueront sans lui rien payer ; s’il les fait jouer sans qu’on imprime, il n’en tirera presque rien : on les laissera reposer les cinq ans qui le suivront. Puis, devenues alors une propriété publique, lui ni son héritière n’auront recueilli aucun fruit d’ouvrages qui peuvent enrichir, après sa mort, tous les spectacles qui voudront les représenter ; tandis qu’un directeur de troupe, ayant gagné cent mille écus à ne rien payer aux auteurs, en fera jouir à perpétuité ses enfants ou ses héritiers, en leur laissant et pièces et spectacle ! Lesquels sont les plus malheureux, des directeurs ou des auteurs ?

Les gens de lettres sont presque tous malaisés, mais fiers, car point de génie sans fierté : et cette fierté sied si bien à des instituteurs publics ! Moi, le moins fort peut-être, mais l’un des plus aisés, j’ai pensé qu’il me convenait de me rendre avare pour eux. Ce qu’ils dédaignaient tous de faire, j’ai cru devoir m’en honorer. On ne m’a pas fait l’injustice de croire que j’en fisse un objet d’intérêt personnel. Mais de cela seul que je me fis le méthodiste d’une affaire qui jusque-là n’avait été que trouble, perte et désordre, on s’est gendarmé contre moi : des libelles, des invectives, sont devenus ma récompense. Je n’en veux tenir aucun compte : si ces considérations arrêtaient, on ne serait utile à rien.

J’ai promis de répondre un mot à l’absurde argument qu’on fait sur le texte des permissions que l’on accordait aux auteurs, d’imprimer et de représenter leurs pièces. Tous ces auteurs n’étant ni imprimeurs ni comédiens, il est bien clair que cette permission était pour eux celle de faire imprimer et de faire représenter. La précaution prise en faveur des mœurs n’avait aucun rapport à leur propriété, ne la donnait ni ne l’ôtait, mais n’en faisait part à nul autre. Comment ose-t-on exciper d’une formule uniquement morale, pour usurper une propriété ? Si une telle loi existait, qui ôtât aux auteurs la propriété de leurs pièces dès qu’ils les font imprimer ou graver, aucun auteur ne ferait imprimer ses œuvres ; il ne resterait rien pour l’instruction publique ; tous les imprimeurs et graveurs seraient ruinés par cette loi. Ces tristes raisonneurs, qui dirigent les troupes et vivent du talent des comédiens et des auteurs, en deviendraient plus malaisés eux-mêmes ; car, indépendamment du prix de ces ouvrages, qu’ils ne pourraient plus dérober aux auteurs, il faudrait qu’ils en fissent faire autant de copies à la main, à trois louis pour les pièces parlées, au lieu de vingt-quatre ou douze sous à quoi leur revient l’impression : au lieu de dix-huit francs que leur coûte la pièce en musique gravée, ils dépenseraient vingt-cinq louis pour chaque partition avec les parties séparées. C’est bien alors, messieurs, qu’ils jetteraient tous les hauts cris ! Cette impolitique mesure, ayant pris la forme de loi, serait funeste à tout l’empire.

Je crois avoir bien répondu à toutes les assertions des directeurs de nos spectacles.

En me présentant seul, j’ai détruit d’un seul mot la futile apparence d’une corporation supposée.

J’ai montré, par mon seul exemple, qu’ils n’ont pas dit un mot de vrai sur notre conduite avec eux, relativement à nos réclamations ; j’ai prouvé que tous les auteurs n’avaient jamais cessé d’en faire, et qu’en ma qualité de leur représentant je les avais faites pour tous.

J’ai prouvé que, malgré des actes publics et toutes mes réclamations, on m’avait volé mon ouvrage, après l’avoir déshonoré.

J’ai bien prouvé que nos réclamations ne devaient avoir eu jamais aucun effet, puisqu’un ministre bien despote n’avait pu se faire obéir par ces directeurs de province ; tant est sûre et puissante la secrète influence qu’ils ont partout à leur disposition !

J’ai prouvé qu’ils n’avaient nul droit de jouer en province, et sans le payer aux auteurs, les pièces qu’on ne jouait pas à Paris ; sans leur rendre un prix convenu, soit qu’elles fussent ou non imprimées.

J’ai bien prouvé, par la comparaison des débitants d’étoffes, combien devient risible cette doléance fondée sur la nécessité de payer l’ouvrage à l’auteur, surtout quand celui-ci, tous les frais prélevés, se contente de demander un septième sur le produit. Car ce qui pourrait arriver de plus vraiment avantageux à ces perfides raisonneurs, ce serait d’avoir à payer à un auteur, pour son septième, soixante-dix mille francs ; ce qui prouverait seulement que la troupe a tiré de l’ouvrage quatre cent quatre-vingt-dix mille francs de profit net.

J’ai dit, sages législateurs. Les gens de lettres, pleins de confiance, attendent avec respect votre dernière décision.

Signé : Caron de Beaumarchais.