Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/741

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

remédier, et si, en ôtant à l’accusateur la liberté de la poursuite, on espère que l’accusé en paraîtra moins coupable. Mais, messeigneurs, ma détention me semble au moins décider une question qui a suspendu la justice que j’ai droit d’attendre du tribunal. M. le duc de Chaulnes est dans une citadelle ; je suis traîné dans une prison. Aucun des deux contendants n’a d’avantage aujourd’hui sur l’autre, et tous deux ont un égal intérêt à solliciter l’information qui doit amener leur jugement. Le roi, maître en tout temps de la liberté de ses sujets, ne l’est pas de leur honneur ; et l’autorité qui nous enlève au pouvoir de solliciter votre justice ne peut nous enlever le droit de l’espérer et de l’attendre du tribunal saisi de notre affaire.

Si la conduite prudente et modérée que j’ai tenue en cette occasion difficile a pu me mériter d’être écouté de vous dans mes justes plaintes, le malheur qu’elle entraîne aujourd’hui me donne plus de droit encore à votre justice. L’information que je vous supplie d’ordonner promptement est le seul moyen d’instruire la religion du roi sur cet horrible événement ; et moins j’ai mérité mon infortune, plus la vérité mise au grand jour doit la faire cesser promptement. Ma cause intéresse également votre bon cœur et votre équité ; et c’est au double titre d’homme d’honneur offensé et de citoyen persécuté que j’ai recours avec confiance à votre protection.

Je suis, avec le plus profond respect,

Votre, etc.


LETTRE IV.
À M. MENARD DE CHOUZY.
Du For-l’Évêque, le 1er mars 1773.

J’ai l’honneur, monsieur, de vous adresser un mémoire que je désirerais que vous eussiez la bonté de mettre sous les yeux de M. le duc de la Vrillière, après en avoir pris lecture vous-même. Vous y verrez, monsieur, par l’exposé de ma conduite jour par jour, qu’un homme aussi grièvement outragé n’a jamais montré plus de modération et de sagesse. J’entends crier partout que j’ai des ennemis ; je les mets au pire, monsieur, s’ils ne sont pas les plus méchants des hommes : et s’ils le sont, qu’ils laissent aller le cours de la justice ; on ne me fera nulle grâce. Je passe ma vie au sein de ma famille très-nombreuse, dont je suis le père et le soutien. Je me délasse des affaires avec les belles-lettres, la belle musique, et quelquefois les belles femmes. J’ai reçu de la nature un esprit gai, qui m’a souvent consolé de l’injustice des hommes ; à la vérité, les contradictions perpétuelles d’une vie fort traversée ont peut-être donné un peu de roideur à mon âme, qui n’est plus aussi flexible que dans ma jeunesse. Mais un peu de fierté sans hauteur est-elle incompatible avec un cœur honnête et généreux ? Je n’ai jamais couru la carrière de personne : nul homme ne m’a jamais trouvé barrant ses vues ; tous les goûts agréables se sont trop multipliés chez moi, pour que j’aie eu jamais le temps ni le dessein de faire une méchanceté. À l’instant où j’allais donner au théâtre une comédie du genre le plus gai ; à l’instant où je disposais pour le concert des amateurs une foule de beaux morceaux de musique italienne sur lesquels je m’étais plu à façonner de la poésie française, pour répondre par des exemples aux âpres dissertations de M. Rousseau sur la surdité de notre langue, le duc de Chaulnes imagine de choisir l’instant de ma pièce, de ma musique, et surtout celui d’un procès très-important que j’ai déjà gagné deux fois, mais dont mon adversaire, pour dernière ressource, appelle à la grand’chambre ; le duc de Chaulnes imagine, dis-je, de venir me poignarder chez moi.

J’ai tenu mon âme à deux mains ; ma conduite a paru, même à mes juges, un chef-d’œuvre de prudence et de courage. Je suis offensé, plaignant ; je crie justice, et l’on me jette en prison, au grand étonnement de toute la terre, c’est-à-dire de tous les honnêtes gens ; et la maudite phrase, le cruel refrain : « C’est un homme qui a bien des ennemis, » revient sans cesse aux oreilles des gens de qui j’attends justice.

Il n’y a personne qui ne perdit l’esprit de tout ce qui m’arrive ; mais je ne le perdrai pas : je ferai tête avec fermeté, prudence et modestie, à cette bourrasque affreuse ; et vous pouvez, monsieur, acquérir des droits immortels à la reconnaissance d’une âme honnête, qui vous demande pour toute grâce de lui obtenir enfin un peu de justice, sans que cela vous coûte qu’une légère sollicitation.

J’ai l’honneur d’être, avec la reconnaissance la plus vive, monsieur, votre, etc.


LETTRE V.
AU ROI.
Juin 1774.
Sire,

Lorsque j’avais l’air de fuir l’injustice et la persécution, au mois de mars dernier, le feu roi votre aïeul savait seul où j’étais ; il m’avait honoré d’une commission particulière et très-délicate en Angleterre, ce qui m’a fait faire quatre fois le voyage de Londres à Versailles en moins de six semaines.

Je me pressais enfin de rapporter au roi les preuves du succès de ma négociation, sur laquelle j’avais été croisé de toutes les manières possibles. À mon arrivée à Versailles, j’ai eu la douleur de trouver le roi mourant, et, quoiqu’il se fût inquiété dix fois de mon retard avant de tomber malade, je n’ai pas pu même avoir la consolation de lui faire savoir que ses ordres secrets avaient eu leur entière exécution.

Cette affaire délicate intéresse Votre Majesté par