Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/786

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Le temps n’est pas encore bien loin où cette justification était regardée comme impossible, où l’on ne cessait de me dire que, si je retournais en France, je courrais risque encore une fois d’y périr avant que je pusse entendre d’aucun juge. On m’apprend aujourd’hui que ce temps d’horreur a fini par la mort de celui qui seul l’avait fait naître ; qu’on a même de l’indulgence en ce moment pour des coupables. Un citoyen qui ne l’est point, qui n’a cessé d’être zélé, peut donc y espérer justice.

Sur ces assurances, ma fille, ranime ton faible courage ; et reçois de ton père, pour ta consolation, sa parole sacrée que, dès qu’il apprendra par toi qu’il peut aller offrir à l’examen sévère toute sa conduite civique, il sortira sans hésiter de l’espèce de tombeau dans lequel il s’est enterré depuis son départ de la France ; n’ayant trouvé que ce moyen de la servir utilement, et d’échapper à toute accusation, à tout soupçon de malveillance.

Je prouverai, par un retour sur tous mes ouvrages connus, que la tyrannie despotique, et tous les grands abus de ces temps anciens monarchiques, n’ont pas eu d’adversaire plus courageux que moi ; que ce courage, qui surprenait alors tout ce qui est brave aujourd’hui, m’a exposé sans cesse à des vexations inouïes. L’amour de cet état abusif et vicieux n’a donc pu faire de moi un ennemi de mon pays, pour essayer de raviver ce que j’ai toujours combattu.

Je prouverai qu’après avoir servi efficacemenl la liberté en Amérique, j’ai, sans ambition personnelle, servi depuis, de toutes mes facultés, les vrais intérêts de la France.

Je prouverai que je la sers encore, quoique livré à une persécution aussi absurde qu’impolitique, et qu’il soit stupide de croire que celui qui se consacra au rétablissement des droits de l’homme en Amérique, dans l’espoir d’avoir à présenter un grand modèle à notre France, a pu s’attiédir sur ce point quand il s’agit de son exécution.

J’établirai devant mes juges ma conduite si bien prouvée à toutes les époques où il me fut permis d’agir.

On ne pourra dire à ton père qu’il a vécu deux ans chez les ennemis de l’État ! il prouvera qu’il n’en a jamais vu aucun.

Si l’on veut qu’il soit émigré, contre toute espèce de droits, il montrera ses passe-ports, sa conduite, son titre, et sa correspondance, dont on pourra être surpris.

Que si on lui reproche de n’avoir pas rempli les promesses qu’il avait faites, il invoquera l’acte même qui renferme son vœu, et prouvera qu’il a fait lui tout seul ce que vingt hommes réunis n’auraient pas osé concevoir, et au delà de ce qu’il a promis.

Si l’on dit qu’il a dans les mains de grands fonds à la république, en souriant de cette erreur grossière, il répondra qu’il vient compter rigoureusement avec elle, et remettra, sans nul délai, ce dont il sera débiteur, en ne demandant nulle grâce, mais le plus sévère examen : qu’avant même de le subir il vient offrir dans son pays sa tête expiatoire, cet examen achevé, on peut l’y soupçonner coupable.

Si l’Assemblée législative conventionnelle juge une troisième fois qu’il a bien mérité de la nation française (car on l’a déjà prononcé deux fois sur cette même affaire), il se refusera à toute espèce de récompense autre que l’honneur reconnu d’avoir bien rempli ses devoirs, et l’espoir si doux à son cœur de revoir sa fille honorée, rendue à l’aisance modeste qu’on n’a pu ni dû lui ravir.

Voilà, ma fille tant aimée, ce à quoi s’engage ton père. Le silence de mort que tous mes amis ont gardé depuis qu’une mission fâcheuse et presque impossible à remplir m’a exilé de mon pays, me fait douter si je dois croire qu’il a pu m’en rester un seul ; je ne puis donc adresser à aucun cet engagement que je prends, pour qu’il aille t’en faire part et encourager ta faiblesse.

Je suis forcé, plein de toutes ces choses, de te les écrire à toi-même, en te recommandant de profiter de ce long et dur temps d’épreuves, pour achever ta bonne éducation, ton éducation sérieuse, celle des agréments étant remplie depuis longtemps pour toi.

Songe bien, mon enfant, qu’en ce nouvel ordre de choses une femme reconnue d’un mérite solide conviendra mieux à un républicain pour être mère de ses enfants, que celle qui n’aurait que des talents à lui offrir, et que ces grâces d’autrefois (dont la mode est si bien passée), pour acquitter la dette maternelle.

Sache enfin que nul homme existant n’a souffert de plus longs tourments que l’ardent ami qui t’écrit et qu’il aurait cent fois jeté sans regret à ses pieds le fardeau de son existence, s’il n’avait vivement senti qu’elle t’était indispensable, et qu’il n’a le droit de mourir que quand il te saura heureuse.

je t’autorise, en la signant, à faire de ma triste lettre l’usage que tes autres amis jugeront propre à ta conservation, en attendant que j’y mette le sceau de l’attachement paternel, en allant moi-même à Paris.

Je te serre contre mon cœur, toi et tout ce qui m’appartient.

Signé de moi de tous mes noms,
Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.

LETTRE XLVII.

À M. T***.

Paris, ce 18 prairial an V

(6 juin 1797).

Votre lettre du 27 floréal, mon cher T***, n’est répondue par moi qu’aujourd’hui, parce qu’elle