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LES DEUX AMIS, ACTE V, SCÈNE V.

MÉLAC FILS s’avance furieux.

Ô ciel ! je ne l’aime pas !

SAINT-ALBAN, froidement.

Monsieur !… qui vous savait si près ?

MÉLAC FILS.

Je ne l’aime pas, dites-vous ?

SAINT-ALBAN.

Je n’ai jamais déguisé ma pensée.

MÉLAC FILS.

Vous m’imputez à crime un sacrifice que vous avez rendu nécessaire ?

SAINT-ALBAN, froidement.

Le sort de ceux qui écoutent est d’entendre rarement leur éloge.

MÉLAC FILS.

M’accuser de ne pas l’aimer !

SAINT-ALBAN.

J’en suis fâché, je l’ai dit.

MÉLAC FILS.

L’avez-vous cru, Pauline ?

PAULINE.

Vous nous perdez.

MÉLAC FILS, avec emportement.

N’attendons rien d’un homme aussi injuste.

SAINT-ALBAN, fermement.

Monsieur, trop de chaleur rend quelquefois imprudent.

MÉLAC FILS, d’un ton amer.

Et trop de prudence, monsieur…

PAULINE, à Mélac, vivement.

Je vous défends d’ajouter un mot.

MÉLAC FILS, à Pauline.

M’accuser de ne pas vous aimer, quand on me réduit à l’extrémité de renoncer à vous, ou d’en être à jamais indigne !

PAULINE.

Vous oubliez votre père !

MÉLAC FILS, regardant Saint-Alban d’un air menaçant.

Si je l’oubliais, Pauline…

PAULINE, à Saint-Alban.

Le désespoir l’aveugle.

MÉLAC FILS, avec une fureur froide.

Un mot va nous accorder. Vous avez, dit-on, promis de ne rien écrire contre mon père ?

SAINT-ALBAN, se possédant.

Vous m’interrogez ?

MÉLAC FILS.

L’avez-vous promis ?

PAULINE, à Mélac.

Il s’y est engagé.

SAINT-ALBAN, avec chaleur, à Pauline.

Pour aucune autre considération que la vôtre, mademoiselle.

MÉLAC FILS, les dents serrées de fureur.

Ah !… c’est aussi ce qui m’empêche de vous disputer sa main. Elle est à vous… Mais soyez galant homme. (Il s’approche de lui.) Osez tenir parole à mon père, et vous verrez.

SAINT-ALBAN, surpris.

Osez !…

PAULINE, se jetant entre eux deux.

Monsieur de Saint-Alban !

SAINT-ALBAN, fièrement.

Oui, monsieur, j’oserai tenir parole à votre père.

PAULINE, éperdue.

Ah ! grands dieux !

SAINT-ALBAN, du même ton.

Et toute nouvelle qu’est cette façon d’intercéder, elle ne nuira pas à M. de Mélac.

PAULINE, à Saint-Alban.

Il va tomber à vos genoux. Il ne sait pas… (À Mélac.) Cruel ennemi de vous-même ! apprenez qu’il s’engage au silence, que lui seul peut vous conserver l’emploi…

MÉLAC FILS.

Je le refuse.

PAULINE.

Insensé !

MÉLAC FILS.

Quel bienfait, Pauline ! J’en dépouillerais mon père ! je le payerais de votre perte, et j’en serais redevable à mon ennemi !

SAINT-ALBAN, avec dignité.

Monsieur…

PAULINE, à Mélac.

Quel est donc le but de ces fureurs ?

MÉLAC FILS.

S’il ménage mon père, il vous épouse, il est trop récompensé : mais attaquer mes sentiments pour vous !…

PAULINE, outrée.

Vos sentiments !… Quels droits osez-vous faire valoir ? Ne m’avez-vous pas rendu ma parole ?

MÉLAC FILS.

L’honneur m’a-t-il permis de la garder ? Vous vous privez de tout pour sauver mon père…

SAINT-ALBAN.

Quoi ! ces cent mille écus qu’on dit empruntés…

MÉLAC FILS.

Sont à elle ; c’est son bien, tout ce qu’elle possède au monde.

SAINT-ALBAN.

Sont à elle ! (À part.) Ah ! dieux ! que de vertus !

(Il rêve profondément.)
MÉLAC FILS, avec force.

Ai-je donc trop exigé de vous deux, en me sacrifiant, que l’un n’insultât pas à l’infortuné qu’il opprime ! que l’autre honorât ma perte d’une larme, d’un regret ! Il vous épousait de même, et je mourais en silence.

PAULINE, avec colère.

Eh ! fallait-il venir ainsi… (Les pleurs lui coupent la parole ; elle se jette sur un siége, et dit à elle-même :) Malheureuse faiblesse !

MÉLAC FILS, vivement.

Ne me dérobez pas vos larmes, Pauline ! c’est le seul bien qui me reste au monde.