Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/148

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

les rassemble. La mère et l’enfant avaient passé six années dans une honorable mendicité, lorsqu’un chef de bohémiens, descendu de Luc Gauric[1], traversant l’Andalousie avec sa troupe, et consulté par la mère sur le destin de son fils, déroba l’enfant furtivement, et laissa par écrit cet horoscope à sa place :

Après avoir versé le sang dont il est né,
Ton fils assommera son père infortuné :
Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime,
Il se frappe, et devient heureux et légitime.

En changeant d’état sans le savoir, l’infortuné jeune homme a changé de nom sans le vouloir : il s’est élevé sous celui de Figaro, il a vécu. Sa mère est cette Marceline, devenue vieille et gouvernante chez le docteur, que l’affreux horoscope de son fils a consolé de sa perte. Mais aujourd’hui tout s’accomplit.

En saignant Marceline au pied, comme on le voit dans ma pièce, ou plutôt comme on ne l’y voit pas, Figaro remplit le premier vers :

Après avoir versé le sang dont il est né,

Quand il étrille innocemment le docteur, après la toile tombée, il accomplit le second vers :

Ton fils assommera son père infortuné.

À l’instant la plus touchante reconnaissance a lieu entre le médecin, la vieille et Figaro : C’est vous ! c’est lui ! c’est toi ! c’est moi ! Quel coup de théâtre ! Mais le fils, au désespoir de son innocente vivacité, fond en larmes, et se donne un coup de rasoir, selon le sens du troisième vers :

Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime,
Il se frappe, et…

Quel tableau ! En n’expliquant point si, du rasoir, il se coupe la gorge ou seulement le poil du visage, on voit que j’avais le choix de finir ma pièce au plus grand pathétique. Enfin le docteur épouse la vieille ; et Figaro, suivant la dernière leçon,

… Devient heureux et légitime.

Quel dénoûment ! Il ne m’en eût coûté qu’un sixième acte. Et quel sixième acte ! Jamais tragédie au Théâtre-Français… Il suffit. Reprenons ma pièce en l’état où elle a été jouée et critiquée. Lorsqu’on me reproche avec aigreur ce que j’ai fait, ce n’est pas l’instant de louer ce que j’aurais pu faire.

La pièce est invraisemblable dans sa conduite, a dit encore le journaliste établi dans Bouillon avec approbation et privilège.

— Invraisemblable ! Examinons cela par plaisir.

Son Excellence M. le comte Almaviva, dont j’ai depuis l’honneur d’être ami particulier, est un jeune seigneur, ou, pour mieux dire, était, car l’âge et les grands emplois en ont fait depuis un homme fort grave, ainsi que je le suis devenu moi-même. Son Excellence était donc un jeune seigneur espagnol, vif, ardent, comme tous les amants de sa nation, que l’on croit froide, et qui n’est que paresseuse.

Il s’était mis secrètement à la poursuite d’une belle personne qu’il avait entrevue à Madrid, et que son tuteur a bientôt ramenée au lieu de sa naissance. Un matin qu’il se promenait sous ses fenêtres à Séville, où depuis huit jours il cherchait à s’en faire remarquer, le hasard conduisit au même endroit Figaro le barbier. — Ah ! le hasard ! dira mon critique : et si le hasard n’eût pas conduit ce jour-là le barbier dans cet endroit, que devenait la pièce ? — Elle eût commencé, mon frère, à quelque autre époque. — Impossible, puisque le tuteur, selon vous-même, épousait le lendemain. — Alors il n’y aurait pas eu de pièce, ou, s’il y en avait eu, mon frère, elle aurait été différente. Une chose est-elle invraisemblable, parce qu’elle était possible autrement ?

Réellement vous avez un peu d’humeur. Quand le cardinal de Retz nous dit froidement : « Un jour j’avais besoin d’un homme ; à la vérité je ne voulais qu’un fantôme : j’aurais désiré qu’il fût petit-fils d’Henri le Grand ; qu’il eût de longs cheveux blonds ; qu’il fût beau, bien fait, bien séditieux ; qu’il eût le langage et l’amour des halles ; et voilà que le hasard me fait rencontrer à Paris M. de Beaufort, échappé de la prison du roi : c’était justement l’homme qu’il me fallait. » Va-t-on dire au coadjuteur : Ah ! le hasard ! Mais si vous n’eussiez pas rencontré M. de Beaufort ! Mais ceci, mais cela ?…

Le hasard donc conduisit en ce même endroit Figaro le barbier, beau diseur, mauvais poète, hardi musicien, grand fringueneur de guitare, et jadis valet de chambre du comte ; établi dans Séville, y faisant avec succès des barbes, des romances et des mariages, y maniant également le fer du phlébotome et le piston du pharmacien ; la terreur des maris, la coqueluche des femmes, et justement l’homme qu’il nous fallait. Et comme en toute recherche ce qu’on nomme passion n’est autre chose qu’un désir irrité par la contradiction : le jeune amant, qui n’eût peut-être eu qu’un goût de fantaisie pour cette beauté, s’il l’eût rencontrée dans le monde, en devient amoureux parce qu’elle est enfermée, au point de faire l’impossible pour l’épouser.

Mais vous donner ici l’extrait entier de la pièce, monsieur, serait douter de la sagacité, de l’adresse avec laquelle vous saisirez le dessein de l’auteur, et suivrez le fil de l’intrigue, à travers un léger dédale. Moins prévenu que le journal de Bouillon, qui se trompe avec approbation et privilège sur toute la conduite de cette pièce, vous y verrez que tous les soins de l’amant ne sont pas destinés à remettre simplement une lettre, qui n’est là qu’un léger accessoire à l’intrigue, mais bien à s’établir dans un fort défendu par la vigilance et le soupçon : surtout à tromper un homme qui, sans cesse éventant la manœuvre, oblige l’ennemi de se retourner assez lestement, pour n’être pas désarçonné d’emblée.

Et lorsque vous verrez que tout le mérite du dénoûment consiste en ce que le tuteur a fermé sa porte, en donnant son passe-partout à Basile, pour que lui seul et le notaire pussent entrer et conclure son mariage, vous ne laisserez pas d’être étonné qu’un critique aussi équitable se joue de la confiance de son lecteur, ou se trompe

  1. Luc Gauric, célèbre astronome des quinzième et seizième siècles. Il fut si célèbre, qu’à force d’erreurs et d’audace il parvint à la confiance de plusieurs papes et à l’épiscopat.

    Jules II, Léon X. Clément VII, lui témoignèrent la plus grande considération précisément dans le temps où le nord de l’Europe commençait à s’affranchir du joug de la papauté, et des superstitions qui fondaient la célébrité de Luc Gauric. Paul III le nomma évêque de Civita-Castellana.

    La plupart des princes de son temps le consultèrent. Catherine de Médicis lui fit demander ce que les astres annonçaient, et quelle serait la destinée de Henri II. Il répondit que ce roi parviendrait à une extrême vieillesse, extrema senectute, et qu’il mourrait paisiblement morbo placidissimo ; et ce prince fut tué dans un tournoi à quarante ans.

    Luc Gauric écrivit aussi un traité de miraculosa Eclipsi in passione Domini observata, quoiqu’il ne fût point arrivé d’éclipse à cette époque.

    On a dit qu’un Jean Bentivoglio, irrité de ses prédictions, qui le menaçaient d’être chassé de sa petite souveraineté, le fit pendre, sans respect de sa mitre et de sa renommée, mais c’est un conte. Luc Gauric, né dans la Marche d’Ancôme selon De Thou, et à Giffoni, dans le royaume de Naples, selon d’autres, mourut à Ferrare, vers l’an 1556, âgé de plus de soixante-dix ans.