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au point d’écrire, et dans Bouillon encore : Le comte s’est donné la peine de monter au balcon par une échelle avec Figaro, quoique la porte ne soit pas fermée.

Enfin, lorsque vous verrez le malheureux tuteur, abusé par toutes les précautions qu’il prend pour ne le point être, à la fin forcé de signer au contrat du comte et d’approuver ce qu’il n’a pu prévenir ; vous laisserez au critique à décider si ce tuteur était un imbécile, de ne pas deviner une intrigue dont on lui cachait tout : lorsque lui critique, à qui l’on ne cachait rien, ne l’a pas devinée plus que le tuteur.

En effet, s’il l’eût bien conçue, aurait-il manqué de louer tous les beaux endroits de l’ouvrage ?

Qu’il n’ait point remarqué la manière dont le premier acte annonce et déploie avec gaieté tous les caractères de la pièce, on peut le lui pardonner.

Qu’il n’ait pas aperçu quelque peu de comédie dans la grande scène du second acte, où, malgré la défiance et la fureur du jaloux, la pupille parvient à lui donner le change sur une lettre remise en sa présence, et à lui faire demander pardon à genoux du soupçon qu’il a montré, je le conçois encore aisément.

Qu’il n’ait pas dit un seul mot de la scène de stupéfaction de Basile au troisième acte, qui a paru si neuve au théâtre, et a tant réjoui les spectateurs, je n’en suis point surpris du tout.

Passe encore qu’il n’ait pas entrevu l’embarras où l’auteur s’est jeté volontairement au dernier acte, en faisant avouer par la pupille à son tuteur que le comte avait dérobé la clef de sa jalousie ; et comment l’auteur s’en démêle en deux mots, et sort, en se jouant, de la nouvelle inquiétude qu’il a imprimée aux spectateurs. C’est peu de chose en vérité.

Je veux bien qu’il ne lui soit pas venu à l’esprit que la pièce, une des plus gaies qui soient au théâtre, est écrite sans la moindre équivoque, sans une pensée, un seul mot dont la pudeur, même des petites loges, ait à s’alarmer ; ce qui pourtant est bien quelque chose, monsieur, dans un siècle où l’hypocrisie de la décence est poussée aussi loin que le relâchement des mœurs. Très volontiers ; tout cela sans doute pouvait n’être pas digne de l’attention d’un critique aussi majeur.

Mais comment n’a-t-il pas admiré ce que tous les honnêtes gens n’ont pu voir sans répandre des larmes de tendresse et de plaisir, je veux dire la piété filiale de ce bon Figaro, qui ne saurait oublier sa mère ?

Tu connais donc ce tuteur ! lui dit le comte au premier acte. Comme ma mère, répond Figaro. Un avare aurait dit : Comme mes poches. Un petit-maître eût répondu : Comme moi-même. Un ambitieux : Comme le chemin de Versailles ; et le journaliste de Bouillon : Comme mon libraire ; les comparaisons de chacun se tirant toujours de l’objet intéressant. Comme ma mère, a dit le fils tendre et respectueux !

Dans un autre endroit encore : Ah, vous êtes charmant ! lui dit le tuteur. Et ce bon, cet honnête garçon, qui pouvait gaiement assimiler cet éloge à tous ceux qu’il a reçus de ses maîtresses, en revient toujours à sa bonne mère, et répond à ce mot : Vous êtes charmant ! — Il est vrai, monsieur, que ma mère me l’a dit autrefois. Et le journal de Bouillon ne relève point de pareils traits ! Il faut avoir le cerveau bien desséché pour ne les pas voir, ou le cœur bien dur pour ne pas les sentir !

Sans compter mille autres finesses de l’art répandues à pleines mains dans cet ouvrage. Par exemple, on sait que les comédiens ont multiplié chez eux les emplois à l’infini : emplois de grande, moyenne et petite amoureuse ; emplois de grands, moyens et petits valets ; emplois de niais, d’important, de croquant, de paysan, de tabellion, de bailli : mais on sait qu’ils n’ont pas encore appointé celui de bâillant. Qu’a fait l’auteur pour former un comédien, peu exercé au talent d’ouvrir largement la bouche au théâtre ? Il s’est donné le soin de lui rassembler dans une seule phrase toutes les syllabes bâillantes du français : Rien… qu’en… l’en… ten… dant parler : syllabes en effet qui feraient bâiller un mort, et parviendraient à desserrer les dents mêmes de l’Envie !

En cet endroit admirable où, pressé par les reproches du tuteur qui lui crie : Que direz-vous à ce malheureux qui bâille et dort tout éveillé ? et l’autre qui depuis trois heures éternue à se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle : que leur direz-vous ? Le naïf barbier répond : Eh parbleu, je dirai à celui qui éternue : Dieu vous bénisse ! et : Va te coucher, à celui qui bâille. Réponse en effet si juste, si chrétienne et si admirable, qu’un de ces fiers critiques qui ont leurs entrées au paradis n’a pu s’empêcher de s’écrier : « Diable ! l’auteur a dû rester au moins huit jours à trouver cette réplique ! »

Et le journal de Bouillon, au lieu de louer ces beautés sans nombre, use encre et papier, approbation et privilège, à mettre un pareil ouvrage au-dessous même de la critique ! On me couperait le cou, monsieur, que je ne saurais m’en taire.

N’a-t-il pas été jusqu’à dire, le cruel, que, pour ne pas voir expirer ce Barbier sur le théâtre, il a fallu le mutiler, le changer, le refondre, l’élaguer, le réduire en quatre actes, et le purger d’un grand nombre de pasquinades, de calembours, de jeux de mots, en un mot, de bas comique ?

À le voir ainsi frapper comme un sourd, on juge assez qu’il n’a pas entendu le premier mot de l’ouvrage qu’il décompose. Mais j’ai l’honneur d’assurer ce journaliste, ainsi que le jeune homme qui lui taille ses plumes et ses morceaux, que, loin d’avoir purgé la pièce d’aucuns des calembours, jeux de mots, etc., qui lui eussent nui le premier jour, l’auteur a fait rentrer dans les actes restés au théâtre tout ce qu’il en a pu reprendre à l’acte au portefeuille : tel un charpentier économe cherche dans ses copeaux épars sur le chantier tout ce qui peut servir à cheviller et boucher les moindres trous de son ouvrage.

Passerons-nous sous silence le reproche aigu qu’il fait à la jeune personne, d’avoir tous les défauts d’une fille mal élevée ? Il est vrai que, pour échapper aux conséquences d’une telle imputation, il tente à la rejeter sur autrui, comme s’il n’en était pas l’auteur, en employant cette expression banale : On trouve à la jeune personne, etc. On trouve !…

Que voulait-il donc qu’elle fît ? quoi ? Qu’au lieu de se prêter aux vues d’un jeune amant très-aimable et qui se trouve un homme de qualité, notre charmante enfant épousât le vieux podagre médecin ? Le noble établissement qu’il lui destinait là ! et parce qu’on n’est pas de l’avis de monsieur, on a tous les défauts d’une fille mal élevée !

En vérité, si le journal de Bouillon se fait des amis en France par la justesse et la candeur de ses critiques, il faut avouer qu’il en aura beaucoup moins au delà des Pyrénées, et qu’il est surtout un peu bien dur pour les dames espagnoles.

Eh ! qui sait si Son Excellence madame la comtesse Almaviva, l’exemple des femmes de son état, et vivant comme un ange avec son mari, quoiqu’elle ne l’aime plus, ne se ressentira pas un jour des libertés qu’on se donne à Bouillon sur elle, avec approbation et privilège ?

L’imprudent journaliste a-t-il au moins réfléchi que Son Excellence ayant, par le rang de son mari, le plus grand crédit dans les bureaux, eût pu lui faire obtenir quelque pension sur la Gazette d’Espagne, ou la Gazette elle-même, et que, dans la carrière qu’il embrasse, il faut garder plus de ménagements pour les femmes de qualité ?