Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/283

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Bégearss, d’un ton bien fat, secouant le tabac de son jabot : Et toi, Suzanne, qu’en dis-tu ?

Suzanne : Ma foi, Monsieur, je vous admire ! Au milieu du désordre affreux que vous entretenez ici, vous seul êtes calme et tranquille ; il me semble entendre un génie qui fait tout mouvoir à son gré.

Bégearss, bien fat : Mon enfant, rien n’est plus aisé. D’abord, il n’est que deux pivots sur qui roule tout dans le monde, la morale et la politique. La morale, tant soit peu mesquine, consiste à être juste et vrai ; elle est, dit-on, la clef de quelques vertus routinières.

Suzanne : Quant à la politique ?…

Bégearss, avec chaleur : Ah ! c’est l’art de créer des faits ; de dominer, en se jouant, les événements et les hommes ; l’intérêt est son but ; l’intrigue son moyen : toujours sobre de vérités, ses vastes et riches conceptions sont un prisme qui éblouit. Aussi profonde que l’Etna, elle brûle et gronde longtemps avant d’éclater au-dehors ; mais alors rien ne lui résiste : elle exige de hauts talents : le scrupule seul peut lui nuire ; (En riant.) c’est le secret des négociateurs.

Suzanne : Si la morale ne vous échauffe pas, l’autre, en revanche, excite en vous un assez vif enthousiasme !

Bégearss, averti, revient à lui : Eh !… ce n’est pas elle ; c’est toi ! — Ta comparaison d’un génie… - Le chevalier vient ; laisse-nous.

Scène V : Léon, Bégearss.

Léon : Monsieur Bégearss, je suis au désespoir.

Bégearss, d’un ton protecteur : Qu’est-il arrivé, jeune ami ?

Léon : Mon père vient de me signifier, avec une dureté !… que j’eusse à faire, sous deux jours, tous les apprêts de mon départ pour Malte : point d’autre train, dit-il, que Figaro, qui m’accompagne, et un valet qui courra devant nous.

Bégearss : Cette conduite est en effet bizarre, pour qui ne sait pas son secret ; mais nous qui l’avons pénétré, notre devoir est de le plaindre. Ce voyage est le fruit d’une frayeur bien excusable ! Malte et vos vœux ne sont que le prétexte ; un amour qu’il redoute est son véritable motif.

Léon, avec douleur : Mais, mon ami, puisque vous l’épousez ?

Bégearss, confidentiellement : Si son frère le croit utile à suspendre un fâcheux départ !… Je ne verrai qu’un seul moyen…

Léon : O mon ami ! dites-le-moi !

Bégearss : Ce serait que Madame votre mère vainquît cette timidité qui l’empêche, avec lui, d’avoir une opinion à elle ; car sa douceur vous nuit bien plus que ne ferait un caractère trop ferme. — Supposons qu’on lui ait donné quelque prévention injuste : qui a le droit, comme une mère, de rappeler un père à la raison ? Engagez-la à le tenter… non pas aujourd’hui, mais… demain, et sans y mettre de faiblesse.

Léon : Mon ami, vous avez raison : cette crainte est son vrai motif. Sans doute il n’y a que ma mère qui puisse le faire changer. La voici qui vient avec celle… que je n’ose plus adorer. (Avec douleur.) O mon ami ! rendez-la bien heureuse !

Bégearss, caressant : En lui parlant tous les jours de son frère.

Scène VI : La Comtesse, Florestine, Bégearss, Suzanne, Léon.

La Comtesse, coiffée, parée, portant une robe rouge et noire, et son bouquet de même couleur : Suzanne, donne mes diamants. (Suzanne va les chercher.)

Bégearss, affectant de la dignité : Madame, et vous Mademoiselle, je vous laisse avec cet ami ; je confirme d’avance tout ce qu’il va vous dire. Hélas ! ne pensez point au bonheur que j’aurais de vous appartenir à tous ; votre repos doit seul vous occuper. Je n’y veux concourir que sous la forme que vous adopterez : mais, soit que Mademoiselle accepte ou non mes offres, recevez ma déclaration que toute la fortune dont je viens d’hériter lui est destinée de ma part, dans un contrat, ou par un testament ; je vais en faire dresser les actes : Mademoiselle choisira. Après ce que je viens de dire, il ne conviendrait pas que ma présence ici gênât un parti qu’elle doit rendre en toute liberté ; mais, quel qu’il soit, ô mes amis, sachez qu’il est sacré pour moi : je l’adopte sans restrictions. (Il salue profondément et sort.)

Scène VII : La Comtesse, Léon, Florestine.

La Comtesse le regarde aller : C’est un ange envoyé du ciel pour réparer tous nos malheurs.