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VIE DE BEAUMARCHAIS.

enquêtes, et enlève à Beaumarchais tout ce qu’il y avait gagné. Il se voit à la mer, perdu corps et biens, d’autant plus que M. de la Blache, dont il devient le débiteur, au lieu de rester son créancier, sera impitoyable. La saisie-arrêt qu’il fait mettre, sans désemparer, sur tout ce qu’il possède ne tarde pas à le lui prouver. Libre, il pourrait peut-être parer au désastre, mais M. de la Vrillière le tient toujours sous clé : « Mon crédit est tombé, mes affaires dépérissent, » écrit-il à M. de Sartine, et, pour bien faire voir qu’une plus longue captivité l’achèvera, il ajoute : « Il est prouvé que mon emprisonnement me coûte cent mille francs. Le fond, la forme, tout fait frémir dans cet inique arrêt, et puis je ne puis m’en relever tant qu’on me retiendra dans une horrible prison. » La fièvre l’y a pris, et il y mourra. M. de Sartine, après cette lettre, intercède près de M. de la Vrillière, qui se laisse enfin toucher.

Le 8 mai la prison s’ouvre. Vite Beaumarchais revient à son jugement, et d’abord à son juge. Le soir même de la sentence, madame Goëzman avait fait rendre à madame Lépine, par Bertrand d’Airolles, les cent louis et la montre en brillants. Restaient les quinze louis demandés pour le secrétaire, mais que Beaumarchais, sûr de l’honnêteté de ce jeune homme, à qui, dans le commencement de l’affaire, il avait à grand’peine fait accepter un léger cadeau, pensait bien qu’elle avait gardés pour elle. Il voulut s’en éclaircir, se renseigna près du secrétaire, et apprit qu’en effet pas un des quinze louis n’était arrivé jusqu’à lui. Il les réclama alors à madame Goëzman dans une lettre assez verte, où, après avoir rappelé le rapport où M. le conseiller l’avait fort mal traité, il lui donnait nettement à entendre que la femme ne devait pas se faire payer des injures du mari.

Elle s’indigna, cria bien haut ; Beaumarchais fit de même et Goëzman alors intervint : il porta plainte à M. de la Vrillière et à M. de Sartine. Beaumarchais, qu’il croyait effrayer, ne lâcha point prise. Il lui semblait voir se lever sa vengeance. Montrer que son rapporteur a laissé sa femme recevoir de lui de l’argent, c’est presque prouver que le rapporteur lui-même en a pu recevoir de l’adverse partie, M. le comte de la Blache, et que l’arrêt qui l’a condamné n’ayant pas eu d’autre mobile doit par conséquent être cassé. Il ne dément donc rien de ce que Goëzman, dans sa plainte, a dit de ses récriminations contre sa femme. Il insinue même adroitement, dans une lettre qu’il adresse à un très-haut personnage et qu’il fait courir, que Goëzman aurait tort de s’en tenir là, et qu’il doit le poursuivre. L’imprudent, mal instruit peut-être de tout ce qu’a fait sa femme, ou trop sûr de sa force contre un ennemi déjà par terre, saisit le défi au bond. Il attaque Beaumarchais en calomnie.

Alors commence cette lutte étrange, engagée pour quinze misérables louis, et dont l’incalculable résultat ne sera pas moins que le coup le plus terrible, le plus mortel porté au parlement Maupeou ; ce combat étonnant de toute une magistrature, qui soutient un des siens contre un seul homme que personne au contraire n’appuie, dont pas un avocat ne veut prendre la défense[1], qui même, nous l’avons vu, a contre lui l’opinion publique tout entière ; mais qui, dès la première passe, a déjà fait si vaillamment figure, que l’opinion s’est retournée pour lui revenir. Il a mis tout le monde du côté de son esprit.

Il est vrai que cet esprit a toutes les ressources : que plaidoirie, satire, drame, comédie, il sait tout manier, tout faire agir pour sa cause[2] ; et qu’une fois revenue, l’opinion ne demande qu’à le suivre dans sa voie, dans son attaque contre une magistrature exécrée et tombée dans un tel mépris, que le grand conseil, dont M. de Maupeou avait tiré surtout ce parlement, n’était plus appelé que « la chambre de l’Égout[3]. »

  1. Loménie, t. I, p. 320.
  2. La Harpe, Cours de littérature, t. VII, p. 567.
  3. Correspondance secrète, t. I, p. 119.