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MÉMOIRES.

donner par tant d’inconséquences en spectacle au public, empressé à juger les acteurs de cette étrange scène ? Un tel homme existe pourtant, et c’est le sieur d’Arnaud de Baculard. Puisqu’il lui a plu de prendre part à la querelle, il faut développer sa conduite aux yeux de la cour ; elle n’est pas sans importance au procès.

Vers l’époque où les premiers travaux de la procédure s’entamaient, le hasard me fit rencontrer dans la rue de Condé, où je demeure, le sieur d’Arnaud. Je prévins toute question de sa part, en lui disant : « Monsieur, vous êtes ami du sieur le Jay ; il a donné à M. Goëzman une fausse déclaration ; s’il persiste à en soutenir les termes, un moment arrivera, et c’est celui de la confrontation, où toutes les personnes avec qui il a correspondu lui reprocheront son mensonge ; il se verra froissé entre son faux témoignage et la vérité qui fondra sur lui de toute part ; elle sortira de sa bouche alors, mais il ne sera plus temps : l’iniquité, la calomnie, la mauvaise foi lui seront imputées ; et la plus juste punition sera le prix de sa lâche complaisance. Je vous conseille donc, monsieur, par l’intérêt que vous prenez à lui, de le voir, et de l’engager à dire la vérité : c’est le seul parti qui lui reste dans l’embarras où il s’est plongé lui-même ; les magistrats ne font point le procès à la faiblesse, c’est la mauvaise foi seule qu’on poursuit. » Le sieur d’Arnaud m’écoutait d’un air sombre, et ne rompit le silence que pour me reprocher aigrement l’indiscrétion avec laquelle j’avais, dit-il, engagé cette affaire au palais, l’acharnement que je mettais à sa poursuite, et qui me rendait l’auteur de tous les chagrins prêts à fondre sur la tête de ce pauvre le Jay.

Je conclus de cette sortie du sieur d’Arnaud, qu’il n’était pas instruit de mon affaire, et je lui appris que ce n’était pas moi, mais M. Goëzman qui avait intenté le procès et le poursuivait ; que jusqu’alors je n’avais voulu rien faire, rien dire, ni rien écrire à ce sujet ; je l’engageai de nouveau à déterminer son ami à revenir à la simple vérité dans sa déposition.

Le sieur d’Arnaud excusa sa vivacité sur son ignorance, blâma la faiblesse de le Jay, condamna la conduite de M. Goëzman, s’étendit un peu sur la méchanceté des hommes, et m’assura qu’il allait faire part de mes observations au sieur le Jay. Qu’est-il arrivé ? Que le sieur d’Arnaud a visité M. Goëzman ; que M. Goëzman a visité le sieur d’Arnaud ; et qu’enfin ce dernier a écrit une lettre apologétique au magistrat, dans laquelle, après un éloge de ses vertus, il ajoute qu’il se croit obligé, pour l’honneur de la vérité, de lui apprendre d’office qu’un soir, étant chez le sieur le Jay, ce dernier lui fit voir une montre enrichie de diamants, très-belle, avec cent louis, qu’il allait rendre, lui dit-il, à un ami de M. de Beaumarchais, qui les lui avait remis pour les présenter à madame, qui les avait rejetés avec indignation. Le sieur d’Arnaud ajoute qu’il ne doute point que le sieur le Jay ne les ait rendus sur-le-champ, etc., etc.

M. Goëzman a déposé au greffe de la cour cette lettre du sieur d’Arnaud, avec la déclaration du sieur le Jay. Quelles pièces et quelles précautions pour un magistrat ! nimia præcautio dolus. Soufflons sur ce nouveau fantôme, et détruisons ce frêle appui du système de la corruption. Quand les visites réciproques ne prouveraient pas que ce témoignage est une pièce mendiée ; quand le désaveu qu’a fait depuis au greffe le sieur le Jay de sa fausse déclaration ne démontrerait pas que madame Goëzman n’a jamais rejeté avec indignation les cent louis et la montre ; quand le refus opiniâtre que cette dame a fait de rendre les quinze louis qu’elle avait exigés, et qu’elle a encore entre les mains, ne fournirait pas la preuve la plus complète qu’elle a reçu tout le reste avec plaisir ; et quand le sieur d’Arnaud ne serait pas depuis convenu lui-même que c’était uniquement pour l’obliger qu’il avait écrit à M. Goëzman ; un court examen de sa lettre, et de la comparaison de ces mots… un soir… qu’il allait rendre, etc., avec ce qui s’est passé le 5 avril, jour auquel les effets m’ont été remis, suffirait pour anéantir le témoignage qu’elle contient. Épargnons cette discussion au lecteur : la rétractation du sieur d’Arnaud la rend inutile. Je voulais me justifier de son accusation, et non le poursuivre. Je l’ai fait, et me borne à le plaindre, si d’autres motifs qu’une complaisance aveugle ont affecté son cœur et dirigé sa plume.

autre épisode très-important touchant le sieur marin, auteur de la gazette de france

Le sieur Dairolles était assigné pour déposer : la veille de sa déposition, vers une heure après midi, je passai chez ma sœur, que je trouvai avec son mari, son médecin, le sieur Deschamps, négociant de Toulouse, et plusieurs autres personnes. À l’instant arrive le sieur Marin, auteur de la Gazette de France, et ami de M. Goëzman. Il nous dit que ce magistrat l’avait accompagné jusqu’à la porte pour chercher le sieur Dairolles, et l’engager à ne faire le lendemain qu’une déposition très-courte, et qui ne compromît madame Goëzman ni personne ; qu’il nous engageait tous à nous conduire sur ce plan dans nos dépositions ; et que lui Marin se faisait fort d’arranger l’affaire sous peu de jours ; qu’il avait des moyens sûrs pour y réussir ; mais qu’il fallait bien se garder, surtout, de parler de ces misérables quinze louis, qui ne faisaient qu’embrouiller l’affaire, et me donner un air de mesquinerie qui me faisait tort dans le monde. — « Au contraire, monsieur, lui-dis-je avec chaleur, il en faut beaucoup parler : ce n’est pas que ces quinze louis m’intéressent en eux-mêmes ; mais