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MÉMOIRES.

se trompait à la lecture ; qu’il ne s’agissait dans cette lettre que des quinze louis, et non de tout le reste, qu’il avait rendu devant de bons témoins ; qu’alors en y confrontant la présente copie, qu’elle reconnaît bien pour être celle de la lettre du sieur de Beaumarchais, elle avait vu qu’elle était littérale, et avait déchiré la lettre après[1].

« Sommes-nous quittes, madame ? Comptons, vous et moi : je vois ici deux, trois, quatre bonnes contradictions.

« D’abord vous n’avez jamais reçu de lettres de moi ; ensuite vous en avez reçu une, mais qui n’était de nulle importance, un chiffon qui ne signifiait rien ; puis tout à coup voilà ce chiffon transformé en une lettre fort irritante, et qui produit une scène entre vous et le Jay ; et cette lettre était, selon vous, alors conforme à la copie qu’on en présentait : cependant aujourd’hui vous assurez que vous ne connaissez point cette copie, ce chiffon de papier, et qu’il n’a nul rapport à la lettre que vous avez reçue de moi. Cela vous paraît-il assez clair, assez positif, assez contradictoire ?

« Mais n’en parlons plus ; aussi bien n’était-ce pas de cela qu’il s’agissait quand la querelle s’est élevée entre nous. — Et de quoi donc s’agissait-il, monsieur ? (Me regardant avec inquiétude.) — Vous nous avez bien certifié tout à l’heure, madame, que jamais le Jay ne vous avait parlé de ces quinze louis, ni ne vous les avait présentés le lendemain de cette veille… sur laquelle notre débat a commencé ; ainsi vous ignoriez parfaitement, quand ma lettre vous est parvenue le 21 avril, qu’il y eût eu quinze louis déboursés par moi pour le secrétaire, en sus des cent louis donnés pour l’audience ? — Certainement, monsieur. — Cela va bien, madame. Mais comment arrive-t-il que ces quinze louis ne fussent pas du tout de votre connaissance, et qu’ils en fussent en même temps si bien, qu’on vous les voit rappeler deux ou trois fois, comme chose très-familière, dans l’aveu de tout ce qui se passa le 21 avril, que nous venons de lire, et qui est entièrement de vous ? On y voit que, dans ma lettre, ce n’est pas la demande des quinze louis qui vous étonne et vous met en fureur, mais seulement celle que vous croyez que je vous fait des cent louis et de la montre que vous aviez rendus ; on y voit que le Jay ne dit pas, pour vous calmer : Ce sont des fripons à qui je ferai bien voir qu’ils n’ont jamais donné ces quinze louis qu’ils redemandent, mais qu’il vous apaise en vous disant, au contraire : Vous vous êtes trompée, madame, en lisant cette lettre qui vous irrite si fort : voyez donc qu’on ne vous y demande point les cent louis et la montre, que j’ai bien rendus devant témoins ; mais seulement les quinze louis dont M. de Beaumarchais veut être éclairci, parce qu’il sait que le secrétaire ne les a pas reçus ; qu’alors confrontant la copie avec la lettre, et reconnaissant qu’il n’y est en effet question que des quinze louis, votre fureur s’apaise, et que tout finit là.

« Si ce détail, que je n’aurais pu raccourcir sans le rendre obscur ; si vos réponses, vos fuites, vos aveux, vos contradictions, combinés avec les dires de le Jay, ne prouvent pas clair comme le jour que vous avez les quinze louis, il faut jeter la plume au feu, et renoncer à rien prouver aux hommes.

« J’entends fort bien pourquoi vous niez aujourd’hui que le Jay vous ait jamais parlé de ces quinze louis : c’est afin de couper court, par un seul mot, à toute question embarrassante. Mais la dénégation sèche d’avoir eu connaissance d’un fait sur lequel vous êtes entrée antérieurement dans d’aussi grands détails, madame, n’est qu’une preuve de plus pour moi que ce fait est aussi vrai que son examen vous paraît redoutable : et voilà mon dilemme achevé. Qu’avez-vous à répondre ?

— « Rien de si simple à expliquer que tout cela, monsieur. Ne vous ai-je pas dit que, le jour de mon second interrogatoire, où je suis convenue d’avoir reçu et serré les cent louis, et où j’ai fait étourdiment cette histoire de la lettre et des quinze louis, je n’avais pas ma tête à moi, et que j’étais dans un état… » — Eh ! daignez, madame, en sortir quelquefois ! si ce n’est par égard pour nous, que ce soit au moins par respect pour vous-même ! N’avez-vous pas de moyen plus modeste et moins bizarre de colorer vos défaites ? » Madame Goëzman, un peu confuse, soutint néanmoins que, sa réponse étant dans les règles de la procédure, je n’avais pas droit d’en exiger une autre.

« Détrompez-vous, madame ; avant que le parlement accepte vos confidences et s’arrête à vos étranges déclarations, il faut qu’un nouvel article ajouté au code criminel ait rendu l’examen des matrones un prélude nécessaire à chaque interrogatoire des femmes accusées : jusque-là vous implorez en vain, pour la mauvaise foi, l’indulgence qui n’est due qu’à la mauvaise santé.

« D’ailleurs on sait que ces fumées, ces vapeurs et tous ces petits désordres de tête, qui rendent les jeunes personnes plus malheureuses et non moins intéressantes, ne les affectent qu’en des temps de fermentation et de plénitude, et jamais dans ceux où la nature bienfaisante leur vend, au prix d’une légère indisposition, la beauté, la fraîcheur et tous les agréments qui nous charment en elles : les doctes vous diront que la tête en est plus saine, que les idées en sont plus nettes ; et vous concevez que je ne joins ici ma consultation à la leur, que pour couvrir d’avance d’un ridicule ineffaçable le parti qu’on entend vous faire tirer d’un si puéril motif de rétractation.

« Quoi qu’il en soit, il n’est pas hors de propos

  1. Toutes ces citations sont des efforts de mémoire, et le fruit des notes que j’ai faites en sortant de chaque confrontation, où toutes les pièces m’ont passé sous les yeux. Peut-être y a-t-il quelques légères différences entre les paroles ; mais je certifie que le sens y est conservé avec la plus grande fidélité.