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MÉMOIRES.

dame Goëzman, qui a constamment nié, au nom des deux, que son mari eût jamais fait de minute : il ne peut donc éviter un mal sans tomber dans un pire ; et c’est le juste partage réservé à la mauvaise foi.

J’entends quelqu’un se récrier sur l’amertume de mon plaidoyer, en accuser la forme, à défaut de moyens contre le fond : Le partage réservé à la mauvaise foi ! ce n’est pas ainsi, dit-il, qu’on plaide au barreau, surtout contre un magistrat. — Cela se peut. L’œil, qui voit tout, ne se voit pas lui-même, et je suis trop près de moi pour être frappé de mes défauts ; mais prenez garde aussi de vous placer trop loin pour les bien juger. Considérez que je suis injustement accusé, rigoureusement décrété, sans secours, sans appui, seul, percé à jour, aigri par le malheur, et chargé du pénible emploi de me défendre moi-même.

Il lui est bien aisé de se modérer, à cet orateur paisible qui, ne se forgeant qu’à froid, et compassant ses périodes à loisir, exhale un courroux qui n’est pas le sien, et montre une chaleur empruntée, dont le foyer, loin de lui, réside au cœur de son client. Ses idées s’arrangent froidement dans sa tête, quand mille ressentiments brûlent ma poitrine et voudraient s’échapper à la fois. Il se bat les flancs pour s’échauffer en composant, quand j’applique à mon front un bandeau glacé pour me tempérer en écrivant. Mais vous qui me relevez ainsi, ne seriez-vous pas M. Goëzman ? je crois vous reconnaître à la nature, au ton de ce reproche. Eh ! monsieur, à quoi vous arrêtez-vous ? Un mémoire au criminel se juge-t-il sur les principes d’un discours académique ? À la parade on regarde au vain éclat des armes ; on les prise au combat sur la bonté de leur trempe. Accordez-moi les choses, et j’abandonne les phrases. Il s’agit pour moi de vaincre, et non de briller ; ou plutôt, monsieur, il me suffit de n’être pas vaincu : car, malgré votre acharnement, je confesse avec vérité que je cherche moins à préparer votre perte, qu’à vous empêcher de consommer la mienne.

preuves physiques.

Après avoir porté les preuves de raisonnement jusqu’à l’évidence, acquérons la même certitude sur les preuves de fait ; et que leur ensemble soit la démonstration parfaite que non-seulement la minute était bien de la main de M. Goëzman, mais que ce magistrat a fait la déclaration comme il avait intérêt qu’elle fût, exprès pour me nuire, et sans que le Jay y ait eu la moindre part. C’est le sieur le Jay qui va nous l’apprendre : écoutons parler dans tous ses interrogatoires cet homme honnête et simple.

Enfermé au secret, sans communication, et n’ayant pour conseillers que la mémoire qui rappelle les faits, le bon sens qui les met en ordre, et la candeur qui les produit au jour ; c’est ici que la simplesse d’un homme ordinaire est plus pressante que toute l’habileté du plus subtil rhéteur. Ses réponses sont d’une vérité qui saisit : nulle précaution, nulle prévoyance des suites ; les faits les plus graves y sont articulés aussi naïvement que les choses les plus inutiles. Je préviens qu’il va porter de furieux coups à mes adversaires, et répandre un terrible jour sur leur conduite ; et je les en préviens, afin qu’ils regardent de plus près à ce que je vais dire : car je déclare que j’entends mettre de surprise à rien. Je me défends à force ouverte.

Le Jay, interrogé s’il a été de lui-même chez M. Goëzman pour y faire une déclaration, a répondu qu’on l’avait envoyé chercher de la part de ce magistrat le 30 mai dernier.

Interrogé quelle question lui a faite M. Goëzman, relativement à la déclaration qu’il a écrite, a répondu que M. Goëzman ne lui a pas fait d’autre question que celle-ci : N’est-il pas vrai, Monsieur le Jay, que madame a refusé les cents louis et la montre que lui avez présentés ? Qu’ayant été vivement sollicité par madame Goëzman de répondre affirmativement, il a dit pour toute réponse : Oui, monsieur ; qu’alors le magistrat a écrit à son bureau la déclaration tout d’un trait ; que madame Goëzman l’a prise et dictée à lui répondant, pendant qu’il l’écrivait, pour que cela marchât plus rondement ; qu’il a mis ensuite la minute de M. Goëzman dans sa poche, pour la faire copier par son commis ; et que, sans perdre de temps, madame Goëzman l’a conduit chez M. de Sartines ; qu’en montant en fiacre il a dit à la dame : Nous sommes bien heureux que votre mari ne m’ait pas parlé des quinze louis ; je n’aurais pas pu dire que je les ai rendus, puisque vous les avez encore ; et que la dame a répondu (avec le plus gaillard adjectif) : Vous seriez bien une… tête à perruque, d’aller parler de ces quinze louis : puisqu’il était convenu que je ne devais pas les rendre, on peut bien assurer que je ne les ai pas reçus.

PREMIÈRE DÉCLARATION
attribuée à le jay.

Pourquoi première ? parce qu’on en a fait écrire une seconde au libraire, également curieuse : nous montrerons chacune en son lieu ; ainsi donc :

première déclaration[1].

« Je soussigné, Edme-Jean le Jay, pour rendre hommage à la vérité, déclare que le sieur Caron de Beaumarchais, ayant un procès considérable devant M. Goëzman, conseiller de grand’chambre, m’a fait très-instamment prier par le sieur

  1. Tous les mots écrits en italiques dans cette déclaration, figurée sur la copie du commis, sont ceux qui manquent à celle de le Jay, ce qui sera discuté dans un moment.