Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/387

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Versailles aussi vite qu’il en était parti, fait tirer trente copies du billet des princesses, et les porte ou les envoie le soir même à tous les juges. Je l’apprends : je cours chez M. Dufour, notre rapporteur, qui me fait les plus vifs reproches de ma mauvaise foi. Mon adversaire avait dit partout que j’en imposais par de fausses lettres de protection ; que c’était ainsi que j’en usais toujours : et il en faisait tirer des conséquences à perte de vue, relativement à l’acte qui était l’objet de notre querelle. Pour toute réponse, je montre à M. Dufour les lettres originales dont j’étais porteur : il reste stupéfait. Dans son étonnement, il va jusqu’à douter de ce qu’il voit. Il confronte, il examine les écritures, et me dit enfin : Expliquez-moi donc, monsieur, ce que veut dire le billet de Mesdames que M. de la Blache montre partout ? Je lui fais, en tremblant d’indignation, le détail qu’on vient de lire.

En rentrant chez moi, je trouve une lettre de M. de Sartine. J’y vole : mêmes reproches, même justification. Je suis pourtant chargé, me dit-il, de demander au procureur général des requêtes de l’hôtel, qu’il fasse supprimer la note du mémoire ; je ne puis pas ne le pas faire. Et pour vous, je vous conseille d’aller promptement vous en expliquer avec madame la comtesse de P…

Pendant que les explications se faisaient à Versailles, l’affaire se jugeait à Paris ; on y supprimait ma note. Et moi, par respect, je gardai le silence sur ce bizarre événement, qui eût pu me faire le plus grand tort, si mes juges n’avaient pas senti que tout cela n’était qu’un jeu ténébreux de l’intrigue de mon adversaire.

On conçoit bien qu’il ne s’en tint pas là. Tout Paris fut trompé, tout Paris crut que j’avais supposé de fausses lettres de Mesdames ; au point que mes plus zélés défenseurs, pliant l’épaule, se bornaient à dire que cet incident n’avait aucun rapport au fond de notre procès.

Et moi, déchiré, déshonoré publiquement par le plus perfide enneni, mais retenu par mon respect pour Mesdames et par la circonspection qu’impose un procès entamé, je dévorais mes ressentiments ; je m’en pénétrais en silence ; chaque jour je les comptais par mes doigts, j’en repassais les titres ; et je le fais encore aujourd’hui, dans l’espérance que tout ceci ne sera pas éternel.

Mon adversaire une fois connu, je laisse à penser de quelle manière il usa depuis au parlement contre moi de ce prétendu désaveu des princesses. J’étais alors en prison par ordre du roi, à l’occasion d’une querelle sur laquelle l’autorité m’a depuis imposé le plus profond silence.

Le comte de la Blache, défigurant tout, me donnait pour un homme absolument perdu d’honneur et au-dessous du moindre égard : il citait en preuve mon emprisonnement ; il citait la note supprimée par les requêtes de l’hôtel ; il montrait à tous les conseillers du parlement le billet des princesses ; il allait jusqu’à citer les causes prétendues de mon renvoi honteux de Versailles. Plus les imputations étaient absurdes, moins il m’était permis de m’en justifier. Ce point de discussion était vraiment pour moi l’arche du Seigneur : je n’osais y toucher.

Pendant ce temps, on faisait circuler les infamies dans toute l’Europe, par le moyen de ces judicieuses gazettes dont madame Goëzman rapporte un si doux fragment : il n’y en avait pas une où je ne fusse immolé, diffamé. Dans le public j’étais un monstre, un serpent venimeux qui s’était joué de tous les principes : j’avais tout empoisonné, tout moissonné autour de moi ; j’étais un enragé qu’il fallait enchaîner à son grabat, ou plutôt étouffer entre deux matelas : ce que la justice allait ordonner, disait-on, avant peu.

Cependant on plaidait au palais, et le porte-voix du comte de la Blache, pour servir la haine de mon ennemi, chargeait ses plaidoyers des plus grossières injures, les ornait de misérables allusions sur ma captivité. Le sieur de Beaumarchais (disait-il), qui suivait les audiences des requêtes de l’hôtel, n’est pas ici, messieurs. L’avocat fut hué, son client méprisé ; mais je n’en perdis pas moins mon procès. Malgré les lois qui n’admettent point de nullités de droit, au grand étonnement de tous les jurisconsultes et négociants du monde, un arrêté de compte fait double entre majeurs, contre lequel on n’avait jamais osé s’inscrire en faux, sur l’avis de M. Goëzman le conseiller, en quatre jours de temps est annulé, sans qu’il soit besoin, dit-on, de lettres de rescision : comme si celui qui ne tient son ministère que de la loi pouvait s’élever au-dessus d’elle, et, s’érigeant en législateur, annuler, casser d’autorité un engagement civil et sacré !

Ce jugement n’est pas plus tôt prononcé, qu’on saisit mes meubles à la ville et à la campagne ; huissiers, gardiens, recors, fusiliers, s’emparent de mes maisons, pillent mes celliers ; mes immeubles sont saisis réellement ; le feu se met dans toutes mes possessions ; et, pour payer trente mille livres exigibles aux termes de ce fatal arrêt, qui m’en fit perdre cent cinquante mille par un miserable jeu d’huissiers, nommé poursuites combinées, revenus, meubles, immeubles, tout est arrêté ; l’on met sous la terrible main de justice pour plus de cent mille écus de mes biens ; on me fait en trois semaines pour trois, quatre, cinq cents livres de frais abusifs par jour ; il semble que le bonheur de me ruiner soit le seul attrait qui anime mon adversaire ; il le pousse même si loin, qu’on lui fait craindre que son acharnement ne devienne enfin aussi nuisible à ses intérêts qu’aux miens. On le voyait chaque jour au palais, suivant partout les huissiers, comme un piqueur est à la queue des chiens, les gourmandant pour les exciter au pil-