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Les expressions manquent pour caractériser un pareil procédé.

Heureusement la vérité s’est fait jour dans l’instruction extraordinaire. Il est aujourd’hui démontré que le suppliant ni le sieur le Jay n’ont fait aucunes tentatives pour gagner le suffrage de M. Goëzman, mais seulement pour obtenir des audiences de lui. Demander des audiences à son juge, les solliciter même par des présents faits à la femme pour les obtenir du mari, quand il n’est pas possible de les avoir autrement, n’est point un crime.

Le premier chef d’accusation détruit, le second tombe de lui-même. Il n’est pas vrai que le suppliant ait injurié ni calomnié la personne de M. Goëzman ; il a seulement demandé à sa femme les quinze louis qu’elle a exigés pour le secrétaire, et qu’elle a retenus indûment, au lieu de les lui remettre. Ces quinze louis ne pouvaient à aucun titre appartenir à madame Goëzman : elle devait donc les rendre. Ce n’est pas la faute du suppliant si la rétention de ces quinze louis a donné lieu à des lettres qui ont été écrites, et à des propos qui ont été tenus. Un peu moins d’avidité dans madame Goëzman aurait prévenu tous les propos qu’elle ne doit imputer qu’à elle-même.

Ce considéré, Nosseigneurs, il vous plaise décharger le suppliant de l’accusation intentée contre lui ; ordonner que l’arrêt qui interviendra sera imprimé et affiché, sous la réserve que fait le suppliant de tous ses droits et actions contre M. Goëzman, comme son dénonciateur ; et vous ferez justice.

Signé Caron de Beaumarchais.


QUATRIÈME

MÉMOIRE À CONSULTER

Contre

M. Goëzman, juge, accusé de subornation et de faux ; madame Goëzman et le sieur Bertrand, accusés ; les sieurs Marin, gazetier ; D’Arnaud-Baculard, conseiller d’ambassade ; et consort.

La justice qu’on vous doit servira à purger la société d’une espèce aussi venimeuse. (Lettre du comte de la Blache datée de Grenoble.)

et réponse ingénue à leurs mémoires, gazettes, lettres courantes, injures, et mille et une diffamations.

Sunt Quoque gandia luctus

(Ovid.)

Et les chagrins aussi sont mêlés de plaisir.


Suivant la marche ordinaire des procès, un homme défend sur les objets qui lui sont reprochés, et s’en tient là : pourvu qu’il sorte d’intrigue, qu’il ait bien ou mal dit, ses amis ne s’en soucient guère, ni lui non plus.

Il n’en est pas ainsi de ma cause, bizarre à l’excès dans toutes ses parties. Non-seulement je suis forcé de plaider sur le fond des accusations, mais encore de défendre la nature même de mes défenses.

Beaucoup de gens graves, en s’expliquant sur mes écrits, ont trouvé que, dans une affaire où il allait du bonheur ou du malheur de ma vie, le sang-froid de ma conduite, la sérénité de mon âme, et la gaieté de mon ton, annonçaient un défaut de sensibilité, peu propre à leur en inspirer pour mes malheurs. Tout sévère qu’est ce reproche, il a je ne sais quoi d’obligeant qui me touche et m’engage à me justifier.

Mais qui a dit à ces personnes qu’il allait ici du bonheur ou du malheur de ma vie ? Comment sait-on si je suis faible au point de confier mon bonheur à la fortune, ou sage assez pour le faire dépendre uniquement de moi-même ? Parce qu’ils sont souvent tristes au sein de la joie, ils me reprochent d’être froid et tranquille au milieu du malheur ! Pourquoi mettre sur le compte de l’insensibilité ce qui peut être en moi le résultat d’une philosophie aussi noble dans ses efforts que douce en ses effets ? Pour des gens très-graves, le reproche n’est-il pas un peu léger ? Je veux bien qu'ils sachent que le courage qui fait tout braver, l’activité qui fait parer à tout, et la patience qui fait tout supporter, ne rendent pas les outrages moins sensibles, ni les chagrins moins cuisants. Mais je me fais un plaisir de leur rappeler que l’habitude du mal suffit seule pour y résigner les créatures même les plus faibles en apparence.

Les femmes, dont le commerce est si charmant qu’elles semblent n’avoir été destinées qu’à répandre des fleurs sur notre vie, les femmes mêmes nous donnent sans cesse la douce leçon de ce courage d’instinct, de cette philosophie pratique : formées par la nature moins fortes que les hommes, et souffrant presque sans cesse, elles ont une patience, une douceur, une sérénité dans les maux, qui m’a toujours fait rougir de honte, moi créature indocile, irascible, et qui prétends à l’honneur de savoir me vaincre. Moins occupées de se plaindre que de nous plaire, on les voit oublier leurs souffrances pour ne songer qu’à nos plaisirs. Il semble que notre estime et notre amour les dédommagent de tous leurs sacrifices.

Objet de mon culte en tout temps, ce sexe aimable est ici mon modèle. Il est impossible d’être plus malheureux que moi sous toutes sortes d’aspects ; mais, en écrivant, je me sauve de moi-même pour m'occuper de ceux qui pourront m’estimer et me plaindre, si je parviens à les instruire de mes maux sans les ennuyer de leur récit.

Dès lors je suis comme Sosie : ce n’est plus le moi souffrant et malheureux qui prend la plume ; c’est un autre moi courageux, ardent à réparer les pertes que la méchanceté m’a causées dans l’opi-