Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/399

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je ne dois pas me lasser de discuter, en présence de mes juges, la seule question qui me soit vraiment personnelle dans le procès soumis au jugement de la cour :

suis-je un corrupteur, ou ne le suis-je pas ?

Dans sa dénonciation, M. Goëzman a dit formellement que j’étais un corrupteur. Cette pièce est la seule contre laquelle j’aie à m’élever aujourd’hui, puisque c’est sur elle seule que le procès est établi ; mais le dénonciateur y déclare positivement qu’il n’est instruit du fait dont il m’accuse que par le témoignage de sa femme.

Laissons donc la dénonciation de côté, pour ne plus nous occuper que de ce témoignage, unique et frêle appui d’un procès beaucoup trop fameux.

Mais la dame interrogée déclare, à son tour, que jamais le Jay ne lui a laissé d’argent pour corrompre son mari, qu’on sait bien être incorruptible ; et qu’il ne lui marchandait que des audiences. C’est ainsi qu’en donnant dans son récolement le démenti le plus ferme à sa déclaration concertée et à la dénonciation qui en est le fruit, cette dame anéantit encore une fois l’accusation de corruption portée contre moi ; et tout est dit à cet égard, à moins qu’on ne trouve à la ranimer par les charges mêmes du procès.

Mais les interrogatoires de le Jay démentent la dénonciation du mari et renforcent le récolement de la femme.

Mais les interrogatoires de Bertrand, mais ses mémoires, qu’il faut mettre en ligne de compte aujourd’hui, parce que, sortant d’une plume ennemie, ils doivent en être crus toutes les fois qu’ils s’expliquent en ma faveur ; ces interrogatoires, ces mémoires, en un mot tout ce qui nous est venu de la part du sacristain, confirment que jamais je n’ai voulu corrompre M. Goëzman l’incorruptible, et qu’on n’a jamais parlé, à lui sacristain, que d’entrevues et d’audiences.

Enfin toutes les dépositions renforcent ces aveux non suspects ; tous les témoins conviennent que c’est avec la plus grande répugnance que je me suis prêté à payer des audiences, dans le temps de ma vie où j’avais le plus besoin d’argent et le moins de facultés pécuniaires.

Que reste-t-il donc au soutien de cette corruption dont on a fait tant de bruit ? Plus rien qu’un adminicule de présomption fondé sur l’énorme prix de deux mille écus pour une audience : mais le plus simple exposé va faire évanouir de nouveau ce fantôme.

Je demandais à grands cris des audiences, et n’avais, comme je l’ai dit, pas plus d’espoir de les obtenir que d’argent pour les acheter. Un ami m’offre cent louis, et les confie à la prudence de ma sœur, qui, parcimonieuse pour mes intérêts, parle d’abord de vingt-cinq louis, finit par en livrer cinquante, et s’en fût tenue là, si le sieur Bertrand, très-magnifique agent d’audience, à qui rien ne coûtait en fouillant dans ma bourse, pour me donner une preuve de zèle, n’eût été de son chef reprendre à le Jay les cinquante louis, ne fût revenu dire à ma sœur : Quand on fait un présent, il faut le faire honnête, et ne lui eût par cette phrase arraché les autres cinquante louis. D’où l’on voit que, sans Bertrand, le porte-parole, et son zèle magnifique, le libraire eût peut-être obtenu l’audience au prix des premiers cinquante louis, et que les autres cinquante m’eussent servi à en solliciter une seconde, en cas de besoin.

Mais la première audience acquise au prix de cent louis, il devint impossible d’aller au rabais pour la seconde. On n’offre pas une aigrette de verre à qui l’on a donné des boucles de brillants. Le prix des premières bontés d’une femme est au moins le taux de celles qui les suivent : c’est l’usage. Ainsi le défaut d’argent m’ayant forcé de recourir aux bijoux, comme c’est encore l’usage, le lendemain de l’audience je remis au capitan une montre valant cent autres louis, pour arracher une seconde audience.

Quant aux quinze louis exigés pour le secrétaire, ils ne sont en cette qualité sur le compte d’aucune audience ; et l’on voit maintenant par quelle gradation d’incidents la seule audience que j’aie obtenue, estimée d’abord par mes amis moins de cinquante louis, peut avoir l’air, en embrouillant les choses, d’avoir été payée deux mille écus.

L’audience du rapporteur ainsi rappelée à sa première estimation, le soupçon de corruption, fondée sur l’énormité de son prix, tombe de soi-même ; et remarquez que ce n’était encore là qu’une présomption, qui en affaire criminelle est sans force : il serait superflu de s’y arrêter plus longtemps.

Mais a-t-on fait de ma part une convention avec madame Goëzman de me rendre mes cent louis, si je ne gagnais pas ma cause ? Personne au procès n’a déposé d’un pareil fait ; l’unique madame Goëzman, en qualité de seul contradicteur, eût pu fonder ce reproche. Mais loin d’articuler qu’elle ait fait aucun pacte à cet égard avec le Jay, le seul aussi qui lui ait parlé, toutes ses défenses se réduisent à nier qu’elle ait reçu l’argent, et à dire qu’on l’a glissé furtivement dans son carton de fleurs : ainsi le soupçon, qu’en donnant de l’or j’ai pu avoir l’intention de corrompre mon rapporteur, n’est ici qu’une vaine fumée, dissipée, comme on voit, par tous les vents de l’horizon : et c’est ainsi que des détails insipidement nécessaires deviennent, malgré mes soins, nécessairement insipides, au grand dommage de l’indulgent lecteur.

Reste enfin pour dernière ressource à la haine, en faveur de la corruption, la misérable et fausse allégation de M. Goëzman, qui prétend m’avoir donné deux audiences en un jour, et deux autres à deux de mes amis ; et qui s’essouffle à faire en-