Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la reconnaissance, étaient la récompense continuelle des sacrifices que cet entour exigeait, et me consolaient de l’injure extérieure que des méchants faisaient dès lors à mes sentiments.

De cinq sœurs que j’avais, deux, confiées dès leur jeunesse par mon père à l’un de ses correspondants d’Espagne, ne m’avaient laissé d’elles qu’un souvenir faible et doux, quelquefois ranimé par leur correspondance.

En février 1764, mon père reçoit de sa fille aînée une lettre pleine d’amertume, dont voici la substance :

« Ma sœur vient d’être outragée par un homme aussi accrédité que dangereux. Deux fois, à l’instant de l’épouser, il a manqué de parole et s’est brusquement retiré, sans daigner même excuser sa conduite. La sensibilité de ma sœur offensée l’a jetée dans un état de mort dont il y a beaucoup d’apparence que nous ne la sauverons pas ; tous ses nerfs se sont retirés, et depuis six jours elle ne parle plus.

« Le déshonneur que cet événement verse sur elle nous a plongés dans une retraite profonde, où je pleure nuit et jour, en prodiguant à cette infortunée des consolations que je ne suis pas en état de prendre pour moi-même.

« Tout Madrid sait que ma sœur n’a rien à se reprocher.

« Si mon frère avait assez de crédit pour nous faire recommander à M. l’ambassadeur de France, Son Excellence mettrait à nous protéger une bonté de prédilection qui arrêterait tout le mal qu’un perfide nous fait et par sa conduite et par ses menaces, etc… »

Mon père vient me trouver à Versailles, et me remet, en pleurant, la lettre de sa fille. « Voyez, mon fils, ce que vous pouvez pour ces deux infortunées ; elles ne sont pas moins vos sœurs que les autres. »

Je me sentis aussi ému que lui au récit de la terrible situation de ma sœur. « Hélas ! mon père, lui dis-je, quelle espèce de recommandation puis-je obtenir pour elles ? qu’irai-je demander ? Qui sait si elles n’ont pas donné lieu, par quelques fautes qu’elles nous cachent, à la honte qui les couvre aujourd’hui ? — J’oubliais, reprit mon père, de vous montrer plusieurs lettres de notre ambassadeur à votre sœur ainée, qui annoncent la plus haute estime pour l’une et pour l’autre. »

Je lisais ces lettres, elles me rassuraient ; et la phrase : « elles ne sont pas moins vos sœurs que les autres, » me frappant jusqu’au fond du cœur : « Se pleurez point, dis-je à mon père ; je prends un parti qui peut vous étonner, mais qui me paraît le plus certain, comme le plus sage.

« Ma sœur ainée indique plusieurs personnes respectables qui déposeront, dit-elle, à son frère à Paris, de la bonne conduite et de la vertu de sa sœur. Je veux les voir ; et si leur témoignage est aussi honorable que celui de M. l’ambassadeur de France, je demande un congé, je pars ; et, ne prenant conseil que de la prudence et de ma sensibilité, je les vengerai d’un traître, ou je les ramène à Paris partager avec vous ma modique fortune. »

Le succès de mes informations m’échauffe le cœur ; alors, sans autre délai, je reviens à Versailles apprendre à mes augustes protectrices qu’une affaire aussi douloureuse que pressée exige ma présence à Madrid, et me force de suspendre toute espèce de service auprès d’elles.

Étonnées d’un départ aussi brusque, leur bonté respectable va jusqu’à vouloir être instruites de la nature de ce nouveau malheur. Je montre la lettre de ma sœur aînée : «  Partez, et soyez sage, » fut l’honorable encouragement que je reçus des princesses. « Ce que vous entreprenez est bien, et vous ne manquerez pas d’appui en Espagne, si votre conduite est raisonnable. »

Mes apprêts furent bientôt faits. Je craignais de ne pas arriver assez tôt pour sauver la vie de ma pauvre sœur. Les plus fortes recommandations auprès de notre ambassadeur me furent prodiguées et devinrent l’inestimable prix de quatre ans de soins employés à l’amusement de Mesdames.

À l’instant de mon départ, je reçois la commission de négocier en Espagne une affaire très-intéressante au commerce de France. M. Duverney, touché du motif de mon voyage, m’embrasse, et me dit : « Allez, mon fils, sauvez la vie à votre sœur. Quant à l’affaire dont vous êtes chargé, quelque intérêt qui vous y preniez, souvenez-vous que je suis votre appui : je l’ai promis publiquement à la famille royale, et je ne manquerai jamais à un engagement aussi sacré. Je m’en rapporte à vos lumières ; voilà pour deux cent mille francs de billets au porteur que je vous remets pour augmenter votre consistance personnelle par un crédit de cette étendue sur moi. »

Je pars, et vais nuit et jour de Paris à Madrid. Un négociant français, feignant d’avoir affaire à Bayonne, mais engagé secrètement par ma famille de m’accompagner et de veiller à ma sûreté, m’avait demandé une place dans ma chaise.

J’arrive à Madrid le 18 mai 1764, à onze heures du matin. J’étais attendu depuis quelques jours ; je trouvai mes sœurs entourées de leurs amis, à qui la chaleur de ma résolution avait donné le désir de me connaître.

À peine les premières larmes sont-elles épanchées, que m’adressant à mes sœurs : « Ne soyez pas étonnées, leur dis-je, si j’emploie ce premier moment pour apprendre l’exacte vérité de votre malheureuse aventure ; je prie les honnêtes gens qui m’environnent, et que je regarde comme mes amis, puisqu’ils sont les vôtres, de ne pas vous passer la plus légère inexactitude. Pour vous servir avec succès, il faut que je sois fidèlement instruit. »