Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/422

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ouvertement pour épouser la plus jeune des Françaises.

« Commencez, lui dit l’aînée, par réussir ; et lorsque quelque emploi, faveur de la cour, ou tel autre moyen de subsister honorablement, vous aura donné le droit de songer à ma sœur, si elle vous préfère à d’autres prétendants, je ne vous refuserai pas mon consentement. » (Il s’agitait étrangement sur son siége en m’écoutant ; et moi, sans faire semblant de m’en apercevoir, je poursuivis ainsi :)

« La plus jeune, touchée du mérite de l’homme qui la recherchait, refuse divers partis avantageux qui s’offraient pour elle ; et, préférant d’attendre que celui qui l’aimait depuis quatre ans eût rempli les vues de fortune que tous ses amis osaient espérer pour lui, l’encourage à donner sa première feuille philosophique, sous le titre imposant du Pensador. » (Ici je vis mon homme prêt à se trouver mal.)

« L’ouvrage (continuai-je avec un froid glacé) eut un succès prodigieux : le roi même, amusé de cette charmante production, donna des marques publiques de bienveillance à l’auteur. On lui promit le premier emploi honorable qui vaquerait. Alors il écarta tous les prétendants à sa maîtresse par une recherche absolument publique. Le mariage ne se retardait que par l’attente de l’emploi qu’on avait promis à l’auteur des feuilles. Enfin, au bout de six ans d’attente d’une part, de soins et d’assiduités de l’autre, l’emploi parut, et l’homme s’enfuit. » (Ici l’homme fit un soupir involontaire ; et, s’en apercevant lui-même, il en rougit de confusion. Je remarquais tout sans cesser de parler.)

« L’affaire avait trop éclaté pour qu’on pût en voir le dénoûment avec indifférence. Les dames avaient pris une maison capable de contenir deux ménages ; les bans étaient publiés. L’outrage indignait tous les amis communs, qui s’employèrent efficacement à venger cette insulte : M. l’ambassadeur de France s’en mêla ; mais lorsque cet homme apprit que les Françaises employaient les protections majeures contre lui, craignant un crédit qui pouvait renverser le sien et détruire en un moment sa fortune naissante, il vint se jeter aux pieds de sa maîtresse irritée. À son tour il employa tous ses amis pour la ramener ; et comme la colère d’une femme trahie n’est presque jamais que de l’amour déguisé, tout se raccommoda, les préparatifs d’hymen recommencèrent, les bans se publièrent de nouveau, l’on devait s’épouser dans les trois jours. La réconciliation avait fait autant de bruit que la rupture. En partant pour Saint-Ildefonse, où il allait demander à son ministre la permission de se marier : Mes amis, dit-il, conservez-moi le cœur chancelant de ma maîtresse jusqu’à ce que je revienne du Sitio real ; et disposez toutes choses de façon qu’en arrivant je puisse aller au temple avec elle. »

Malgré l’horrible état où mon récit le mettait, incertain encore si je racontais une histoire étrangère à moi, ce Clavijo regardait de temps en temps mon ami, dont le sang-froid ne l’instruisait pas plus que le mien. Ici je renforçai ma voix en le fixant, et je continuai :

« Il revient en effet de la cour le surlendemain ; mais, au lieu de conduire sa victime à l’autel, il fait dire à l’infortunée qu’il change d’avis une seconde fois, et ne l’épousera point. Les amis indignés courent à l’instant chez lui ; l’insolent ne garde plus aucun ménagement, et les défie tous de lui nuire, en leur disant que si les Françaises cherchaient à le tourmenter, elles prissent garde à leur tour qu’il ne les perdît pour toujours dans un pays où elles étaient sans appui.

« À cette nouvelle, la jeune Française tomba dans un état de convulsions qui fit craindre pour sa vie. Au fort de leur désolation, l’aînée écrivit en France l’outrage public qui leur avait été fait : ce récit émut le cœur de leur frère au point que, demandant aussitôt un congé pour venir éclaircir une affaire aussi embrouillée, il n’a fait qu’un saut de Paris à Madrid ; et ce frère, c’est moi, qui ai tout quitté, patrie, devoirs, famille, état, plaisirs, pour venir venger en Espagne une sœur innocente et malheureuse ; c’est moi qui viens, armé du bon droit et de la fermeté, démasquer un traître, écrire en traits de sang son âme sur son visage ; et ce traître, c’est vous. »

Qu’on se forme le tableau de cet homme étonné, stupéfait de ma harangue, à qui la surprise ouvre la bouche et y fait expirer la parole glacée ; qu’on voie cette physionomie radieuse, épanouie sous mes éloges, se rembrunir par degrés, ses yeux s’éteindre, ses traits s’allonger, son teint se plomber.

Il voulut balbutier quelques justifications. — « Ne m’interrompez pas, monsieur ; vous n’avez rien à me dire, et beaucoup à entendre de moi. Pour commencer, ayez la bonté de déclarer devant monsieur, qui est exprès venu de France avec moi, si par quelque manque de foi, légèreté, faiblesse, aigreur ou quelque autre vice que ce soit, ma sœur a mérité le double outrage que vous avez eu la cruauté de lui faire publiquement. — Non, monsieur, je reconnais dona Maria votre sœur pour une demoiselle pleine d’esprit, de grâces et de vertus. — Vous a-t-elle donné quelque sujet de vous plaindre d’elle depuis que vous la connaissez ? — Jamais, jamais. — Eh ! pourquoi donc, monstre que vous êtes (lui-dis-je en me levant), avez-vous eu la barbarie de la traîner à la mort, uniquement parce que son cœur vous préférait à dix autres plus honnêtes et plus riches que vous ? — Ah ! monsieur, ce