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VIE DE BEAUMARCHAIS.

Sa vanité, au moment dont nous parlons, pouvait encore être là ; ses intérêts avaient cessé d’y être. Désormais il ne les placera plus que partout où lui semblera poindre quelque idée, quelque grande affaire. Toutes lui étaient bonnes, vinssent-elles à la fois. En 1780, comme on se plaignait chez les ministres que les pièces administratives, papiers ou parchemins, disparaissaient des différentes archives, notamment de celles de la chambre des comptes, et de la Bibliothèque du roi, pour se vendre ensuite à vil prix, il se chargea de les racheter, et bien mieux, de faire aussi rechercher et acquérir toutes celles qui seraient de nature à faire partie de ces archives ou des dépôts de la Bibliothèque. Au bout de quelques années, à force de soins et d’argent — il n’y avait pas dépensé moins de deux cent mille livres[1] — des masses énormes de ces pièces se trouvaient recueillies, et il pouvait écrire au roi, dans une lettre inédite, qu’on lira plus loin : « Il y en a d’emmagasiné sous ma clé, dans divers couvents de la capitale, environ cent milliers pesant. » Nous ignorons s’il fut remboursé de ses frais, et s’il y trouva son compte, mais la science historique y a trouvé le sien.

Un des dépôts les plus précieux de la Bibliothèque nationale, où l’on ne le connaît que sous le nom assez vague de « collection Beaumarchais venant de la Chambre des Comptes, » n’a pas d’autre origine[2].

À ce moment même, il faisait aussi de la finance et de la meilleure. Il aidait à l’établissement de la Caisse d’escompte que la Banque de France n’a fait que continuer en l’étendant et la perfectionnant. Il n’y avait pas eu grande foi d’abord ; son opinion à une assemblée des actionnaires s’était même résumée dans un calembour assez funèbre sur les billets de caisse avec lesquels, disait-il, on mourrait de faim, ce qui serait la fin[3] ; mais peu à peu il s’y était mis, et avait tout éclairé de sa merveilleuse entente.

Calembour chez lui n’excluait pas sens commun, ni chanson et galanterie sens pratique. Ses fameux couplets sur les femmes, Galerie des femmes du siècle passé, qu’on lira dans les Œuvres, sont de ce temps-là. Les Mémoires secrets[4], après avoir dit le bruit qu’ils firent dans ce monde à falbalas, qu’il ne maltraitait que pour le trop chérir, ajoutent : « Ils sont de M. de Beaumarchais, tour à tour politique, négociateur, commerçant, auteur, plaideur, dissertateur, libertin… » C’est lui tout entier.

Le dernier mot du portrait lui convenait toujours, quoiqu’un peu moins ; il se rangeait. Une jolie femme, fille d’un officier suisse au service du grand maître des cérémonies[5], Mlle de Viller Mawlas, qu’on appelait dans le monde Mlle de Yilliers, dont le prétexte d’un emprunt de harpe et de musique qu’elle avait pris pour le voir, au moment de son grand succès contre les Goëzman, lui avait fait faire la connaissance, le tenait depuis ce temps-là, et ne le laissait guère échapper que jusqu’où elle voulait. Elle avait du charme et de la raison, de l’autorité et de la grâce, « de la légèreté française sur le piédestal de la dignité suisse, » comme disait sa belle-sœur Julie[6]. La naissance d’une fille fut un lien de plus. Un jour donc qu’il crut en avoir le temps, au mois d’août 1782, il songea sérieusement à un troisième mariage. Il en fit la mise en scène avec cet art « sensible, » dont il savait, au besoin, si bien prendre le ton : il assembla tous les siens, et d’un air pénétré leur dit que, « voulant faire une fin, se rapprocher d’une vie honnête et réglée, donner un nom à sa chère Eugénie…, » il allait épouser Mlle de Yilliers. Leurs intérêts, ajouta-t-il, n’en souffriraient pas : « sa fortune pouvait suffire à tout. » Ils se retirèrent, lisons-nous dans le grand recueil des commérages

  1. V. plus loin sa lettre du 15 mars 1783 à M. de Vergennes.
  2. Celle collection est souvent citée, notamment dans la très-curieuse publication : Registres criminels du hâtelet (1389-1392), t. I, p. 225, 391, 494 ; et t. II, p. 119, 150, 170, 490.
  3. Mémoires secrets, t. XXIII, p. 270.
  4. T. XV, p. 192.
  5. Jal, Dict. critique, p. 150.
  6. Loménie, t. I, p. 45.