Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/533

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dimanche avec armes et bagage. » (Le bagage, messieurs, c’était sa jeune épouse.) « À vue de pays, j’arriverai vendredi pour dîner, ou, s’il est possible, même jeudi : de quoi je tâcherai de vous informer. » (N’oublions pas cet empressement obligeant ; il trouvera son application.) « Je vous prie d’avance à dîner, mon cher, pour ce jour ; ainsi ne prenez pas d’engagement avec monsieur votre frère, afin d’avoir le plaisir d’être plus longtemps ensemble. » L’heureux homme que ce syndic ! S’il sentait tout le prix d’un ami rare comme M. Guillaume ! s’il savait comme l’époux a peur qu’ils ne se voient pas assez tôt ! Reprenons un moment l’hypocrite libelle. Ils sont en route ; le mari continue de prêcher sa jeune épouse.

(Page 10.) « Ces conversations, attachantes par leur objet, arrachaient souvent à la dame Kornman des aveux mêlés de larmes de repentir. J’osai quelques instants espérer qu’elle ferait enfin un retour sérieux sur elle-même. Malheureusement, aux approches de Strasbourg, l’homme dangereux paraît. » (Malheureusement, inopinément même ! il n’avait été prévenu de l’arrivée que cinq ou six fois par le bon mari, qui la lui amenait malheureusemnt. « À l’instant, toutes ses bonnes résolutions sont oubliées…

« À Strasbourg, toutes les règles de la décence sont enfreintes, aucune bienséance n’est respectée… Je crois devoir lui faire en conséquence quelques observations ; elle ne me répond qu’avec le ton de l’aigreur et de l’insulte. » (Ô Guillaume Kornman ! si elle a pris en effet ce ton aigre avec vous, méritiez-vous beaucoup d’égards ?)

« Je sens alors qu’il est prudent d’abréger son séjour de Strasbourg » (très-prudent en effet, monsieur !) « et je la conduis à Bâle au milieu des siens. Je ne restai pas à Bâle, persuadé que, quelle qu’y pût être ma manière d’agir, il serait difficile que je n’eusse pas l’air d’exercer auprès d’elle une censure importune. »

Au moins, homme prudent, avez-vous pris en partant de Bâle quelques précautions pour que les scènes scandaleuses de Strasbourg ne se renouvelassent point en cette ville ? Oui, oui, messieurs, il en a pris. Il a mis ordre à tout, en écrivant de Bruxelles à sa femme et à son ennemi des lettres menaçantes, foudroyantes, que je vais rapporter ici. Il était bien temps qu’à la fin il se montrât l’homme vertueux qu’il est.


Lettre foudroyante à sa femme.
« À Alher, près de Luxembourg, le 14 septembre 1780.

« Je crois, ma femme, qu’il est décent que tu reçoives de mes nouvelles, car mon silence pourrait faire naître des réflexions aux bonnes gens avec lesquels tu te trouves, qu’il n’est pas de notre intérêt qu’ils fassent. » (Ces bonnes gens, messieurs, étaient les oncles et les frères de sa femme.) « On te demandera par intérêt pour moi, ou par curiosité, si je t’ai écrit ; et tu pourras par ce moyen satisfaire à toutes ces demandes. » (Ici des détails de voyage.)

« Fais mille compliments à tes parents et à Daudet, si tu le vois : car je suppose qu’il pourrait bien, dans ses petits voyages, avoir l’attention de te faire une visite. Je lui écrirai demain. Je fais passer la présente par Strasbourg, pour qu’on y voie que nous sommes en correspondance ensemble. Tu pourras également, si par hasard tu avais quelque chose à me faire dire, adresser tes lettres pour moi à Wachler. Cela nous donnera un air d’intelligence qui fera bon effet sur l’esprit de certaines personnes. Je suis toujours avec les sentiments que tu me connais. »

Et voici la lettre menaçante au corrupteur de sa femme :


À M Daudet de Jossan, etc.
« De Bruxelles, le 20 septembre 1780.

« Je vous adresse, mon cher ami, la présente à Strasbourg, à tout hasard, ne sachant si elle vous y trouvera. » (Sans doute il ne le savait pas. Son cher ami pouvait bien être à Bâle ; et le vertueux époux, qui s’en doutait, finit sa lettre remplie d’affaires, en ces termes :) « Je ne séjournerai que peu, pour prendre la route de la Suisse, y chercher ma femme et mes enfants, et les ramener rue Carême-Prenant… Adieu, mon cher ; je vous embrasse, et vous prie de me croire, avec le plus sincère attachement, tout à vous.

Signé G. Kornman. »

Et par P. S. :

« Je voudrais beaucoup vous trouver à Paris, où je pense que votre présence serait bien nécessaire. »

Je ne me permets plus aucune réflexion sur ces lettres. Mais, pour compléter le dégoût qu’une telle hypocrisie inspire, il faut citer encore la fin de la page 10 du libelle, où il parle de son retour à Bâle.

(Page 10.) « Je n’eus pas besoin, en arrivant, de faire de longues informations sur la conduite de la dame Kornman. À peine fus-je descendu dans l’auberge où elle logeait, qu’on m’apprit que le sieur Daudet y était venu plusieurs fois de Strasbourg ; qu’il y avait passé des nuits avec elle… »

Sauvons à nos lecteurs la juste horreur de ces récits ; Guillaume Kornman est démasqué. Si la malheureuse victime de ses cruautés ultérieures eût été séduite en effet (ce que je suis bien loin de juger sur l’accusation d’un tel homme), elle aurait deux complices de sa faute, son séducteur et son mari. Mais le plus coupable des trois serait l’homme affreux qui l’a fait enfermer et qui l’accuse d’adultère.

J’ai montré comment le sieur Kornman avait fait les plus grands efforts pour lier intimement sa