Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/585

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embarquer, et des autres munitions de guerre à l’usage des rebelles, cités dans le Mémoiri justificatif ; aucun armement n’ayant été plus ouvertement, plus cruellement molesté, pour complaire au vicomte deStormont. Voicile l’ait : on le trouvera concluant. Tant de vaisseaux arrêtés dans nos ports, tant de déchargements faits par ordre supérieur, tant d’opérations manquées ou suspendues, tant d’or et de temps perdu, et surtout l’obligation forcée d’exécuter rigoureusement les ordres prohibitifs de la cour sur les munitions de guerre, avaient enfin changé mes plans d’armements.

Bientôt, apprenant que les Anglais m’avaient enlevé beaucoup de navires, et qu’il ne me restait d’autres moyens de marcher librement que de me rendre redoutable aux corsaires, je fis acheter par un tiers et sur criées publiques, en avril 1777, l’Hippopotame, vaisseau de ligne que le roi faisait vendre à Rochefort. On le mit au radoub aussitôt pour être armé en guerre et marchandises ; et toute sa cargaison, de la valeur d’un million, consistant en vin, eau-de-vie, marchandises sèches, et sans une seule arme, une seule caisse de munitions, fut à l’instant transportée à Rochefort, pour partir au plus tôt.

Mais ce fatal ambassadeur, dont la grande affaire était de désoler notre commerce sur terre pendant que les corsaires de sa nation l’outrageaient et le pillaient sur mer ; ce profond politique, qui partageait son temps entre le plaisir d’impatienter nos ministres en France et celui de les calomnier en Angleterre, s’en vint faire à Versailles des lamentations… si lamentables sur ce navire, en disant que je feignais d’équiper un bâtiment pour le commerce, et ne faisais qu’armer un vaisseau de guerre pour le service du congrès, que la cour en fut ébranlée.

Sur ces nouvelles criailleries, le ministère, ignorant absolument que j’eusse part à cet armement, qui se faisait sous un nom supposé, donna les ordres les plus précis aux commandant et intendant de Rochefort, de découvrir sous main le nom et l’objet du vrai propriétaire de ce vaisseau. J’appris la recherche de la cour ; et je fis adresser du lieu de l’armement le mémoire suivant au ministre de la marine, sous une signature étrangère. Si je le joins ici, c’est que son caractère et son style donneront, mieux que tous mes raisonnements, une juste idée les relations qui existaient alors entre l’administration et le commerce de France.

« Monseigneur,

« Sur les interrogations faites à notre commissionnaire de Rochefort par le commandant îde la marine, nous pensons qu’il n’y a qu’un de ces Anglais inquiets et rôdeurs dont no— ports sont l’emplis, qui ait pu scmerl’alarme si mal a propos sur nous, et fait inspirera Votre Grandeur, par des voies qui leur sont familière-, le dessein de porter une inquisition inconnue jusqu’ici sur le cabinet et le— spéculations de— négociants français. M’UiM’iiMii’iir. le ai--eau du roi l’Hippopotame était à vendre : apparemment que c’était pour que quelqu’un l’achetât. Nous l’avons bien acheté, bien payé : nous le faisons radouber à grands Irais, et nous ne croyons pas qu’il y ait rien là de contraire aux lois du commerce, ni qui nous doive exposer au soupçon de vouloir contrarier les vues pacifique— du gouvernement. ci Mais si un vaisseau d’un tel gabarit ne peut être destiné qu’à de haute— spéculations, n’est-il pas naturel, monseigneur, que nous mettions ce navire en état de ne pas craindre, en pleine paix, de se voir harcelé, canonné, visite, fouillé, insulté, dépouillé, peut-être emmené et confisqué, malgré la régularité de nos expéditions (comme cela est arrive à tant d’autres), s’il se trouve une aune d’■ :, , 11, ■ dans nos cargaisons, dont la couleur ou la qualité déplaise au premier malhonnête Anglais qui nous rencontrera ?

« Lorsqu’il nous aurait bien outragés, et fait perdre le fruit d’un bon voyage, peut-être il en serait quille pour von— faire répondre, parle ministère anglais, que h capitaine était ivre, ou qui c’est un malentendu. Mais Votre Grandeur sait bien que i cette excuse banale et triviale suffit pour apaiser la vindicte du gouvernement français. l’utile négociant, dont le métier est de confier sa fortune aux Ilots, sur la foi des traites, n’eu reste pas moins ruiné. malgré les dédommagements promis, dont on sait toujours trop bien éluder l’accomplissement.

Cependant, monseigneur, le négociant maritime étant de tous les sujets du roi celui que les traités doivent le plus envisager, est aussi celui qui a besoin d’une protection plus immédiate. Jetez un coup d’eeil sur tous les états de la société, monseigneur, et vous verrez que l’administration, le Qsc, le militaire, le cierge, la robe, la terrible finance, et même la classe utile des laboureurs, tirent leur subsistance ou leur fortune de l’intérieur du royaume : tous vivent à ses dépens. Le négociant seul, pour en augmenter les richesses "H les jouissances, met a contribution les quatre parties du monde ; et, vous débarrassant utilement d’un superflu inutile, il va l’échanger au loin, et vous enrichit en retour des dépouilles de l’univers entier. Lui seul est le lien qui rapproche et reunit tous les peuples, que la différence des mœurs, des culte— el des gouvernements tend à isoler ou à mettre en guerre.

« Si donc le négociant se voit désormais obligé de rendre compte d’avance de ses spéculations, dont la réussite dépend toujours de la diligence el du secret, et qui sont soumises à des variations dépendantes de tous les événements politiques, il n’y a plus pour lui ni liberté, ni sûreté, ni succès, et la chaîne universelle est rompue.