Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/605

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une lâcheté dont je ne connais point d’exemple. Certes ce n’est faire ni un bien ni un mal que d’écrire à un roi héréditaire ou constitutionnel, même en temps de révolution ; l’objet seul de la lettre, ou la façon de le traiter, pourrait former la matière d’un délit, s’il se trouvait contraire aux intérêts du peuple.

Mais cette discussion même est ici superflue, car je n’ai point écrit à Louis XVI.

Quoi qu’il en soit, législateurs, je vous supplie de distinguer l’accusation portée contre moi devant vous pour mes prétendues lettres écrites à Louis XVI (si cette accusation existe), de l’affaire des fusils de Hollande, dans laquelle j’entends bien me rendre accusateur : car il est temps que toutes ces scélératesses finissent.

Elles sont telles, et le décret qu’elles ont amené sur ma tête semble si improbable aux bons esprits anglais, que l’opinion qu’ils en ont prise est que tout cela n’est qu’un jeu entre les jacobins et moi pour avoir un prétexte de demeurer en Angleterre, et d’y troubler la paix dont cet heureux peuple jouit : tant il leur paraît impossible que l’homme qui s’est bien montré depuis qu’on songe à constituer la France ; qui, à travers tant de dangers, est le seul homme aisé qui ait eu le courage de rester à Paris et d’y faire du bien, quand tous les autres s’enfuyaient, éprouve sérieusement des vexations aussi multipliées ! Ils ont raison, tous ces penseurs anglais : mais c’est qu’ils ne réfléchissent pas que ce n’est point notre nation qui commet toutes ces horreurs ; que le peuple lui-même ne connaît pas un mot de ce qu’on lui fait faire ; que, dans les temps qu’on nomme révolutionnaires, cinq ou six méchants réunis font plus de mal à toute une nation que dix mille honnêtes gens ne peuvent lui faire de bien ; et que, dans les faits qui me touchent, j’ai toujours demeuré vainqueur dès que j’ai pu me faire entendre. Essayons-le encore une fois.

Je vous demande comme une grâce, ô citoyens législateurs, la justice de me permettre de choisir parmi vous mon sévère examinateur : cela n'est point indifférent à mon succès dans cette cause. Accordez-moi le citoyen Lecointre, mon propre dénonciateur. Nul n’a plus d’intérêt que lui à me reconnaître coupable, si effectivement je le suis ; mais il est, dit-on, honnête homme, et c’est un grand plaisir pour moi de ramener ce citoyen à convenir qu’on l’a trompé. Vous le condamnerez ensuite à mieux y voir une autre fois, pour peine de s’être laissé si cruellement abuser.

Et quant à moi, à qui, sans le savoir, il fait tant d’injure aujourd’hui, je le condamne, pour toute vengeance, à devenir mon avocat, sitôt que lui et d’autres citoyens m’auront entendu dans mes dires.

Bien est-il vrai que je ne puis les garantir de voir M. Gorsas écrire que je les ai tous achetés.

Lorsque je les fis condamner en 1789, lui, Bergasse, Kornman et toute leur honteuse clique, comme d’infâmes calomniateurs dans l’affaire de la dame Kornman (car ce fier substantif était bien dans l’arrêt), il s’écria, dans sa feuille si bien écrite, que j’avais acheté le parlement de Paris. Il en est si certain, qu’il ne saurait s’en taire ; il le dit encore aujourd’hui. Mais il y avait là des hommes qu’on n’achète point : un Lepelletier de Saint-Fargeau, qui présidait la chambre, magistrat pur, et dont vous faites tous le plus grand cas : un Dambray, avocat général, homme aussi vertueux qu’éloquent, et beaucoup d’autres que je citerais, si je pouvais me rappeler leur nom.

Ce Gorsas dit encore aujourd’hui que j’ai acheté le mois d’août dernier, le terrible comité de surveillance de la mairie, pour en obtenir, nous dit-il, une attestation honorable, et pour qu’on me tirât sans doute de l’Abbaye, où l’on ne m’avait mis que pour être égorgé avec les autres prisonniers.

Je ne vous en dénoncerai pas moins cette infamie, à vous, Manuel', qui vîntes, au nom de la commune, dont vous étiez le procureur syndic, me tirer de prison dans les horreurs du 2 septembre, six heures avant que toutes les voies fussent fermées pour en sortir. C’est à cet acte généreux que je dois d’être encore au monde. Une erreur de votre part, sur mes contributions civiques, avait élevé un débat public entre nous, qui me laissait attendre, au plus, une justice rigoureuse ; mais vous avez mis de la grâce à la justice qui m’était faite, en venant me tirer vous-même de ce séjour d’horreur, où je devais bientôt périr, en m’y disant avec noblesse que c’était pour me faire oublier le débat que nous avions eu. Ce trait de vous m’a pénétré ; je me plais à le publier : vous pouviez avoir à vous plaindre, vous fûtes juste et généreux; et ce Gorsas, qu’heureusement pour moi je n’ai jamais envisagé, me déchire, et nous dit que je vous ai achetés, vous, la commune de Paris et son comité, que l'on nommait de surveillance, et qui bien franchement n’était alors que de désordre !

J’ai donc acheté aussi, dans cette affaire des fusils, les trois comités si sévères, diplomatique, militaire et des douze réunis, lorsqu’en juillet dernier, consultés par les deux ministres Lajard et Chambonas, sur la conduite qu’ils devaient tenir avec moi, ces trois comités répondirent, après un très-mûr examen : « On ne saurait traiter trop honorablement M. de Beaumarchais, qui donne en cette affaire les plus grandes preuves de civisme et de pur désintéressement. » Et je vous dirai, citoyens, je ferai plus, j’en donnerai la preuve, qu’excepté les ministres de Graves et Dumouriez, que j’en excepte aussi (car il a fait ce qu’il a pu pour nous procurer ces fusils), aucuns autres depuis qui soient restés en place, sinon Lajard et Chambonas, n’ont fait dans cette affaire leur devoir de Français, et j’ose dire de citoyens. Les preuves